Julie Béna — Le Jeu de Paume
Le Jeu de Paume accueille, au sein de sa programmation satellite, une exposition de Julie Béna qui réalise, pour l’occasion, un film d’animation décalé et dérangeant qui fait la part belle à l’imaginaire à travers l’image de synthèse et s’intègre dans un monde immédiatement concret avec la présence physique d’une table aux allures de plateau de jeu.
« Julie Béna — Anna & the Jester dans La Fenêtre d’Opportunité », Jeu de Paume, Concorde du 12 février au 2 juin 2019. En savoir plus Le jeu fait en effet figure de fil rouge dans l’œuvre de cette artiste née en 1982 qui développe, depuis une dizaine d’années, un corpus de pièces nourries de décalages et de détournements pour inventer des fictions qui offrent une nouvelle lecture du quotidien. Pour ce projet au Jeu de Paume, Anna & the Jester dans La Fenêtre d’Opportunité, c’est encore une fois la tension entre réel et virtuel qui s’instille dans l’aventure d’un personnage constitué par sa propre personne mêlée à Anna Morandi, une anatomiste du XVIIIe siècle. Un personnage qu’elle mit en scène dans une performance réalisée en 2017, au Palazzo Poggi, où l’artiste, entre autres actions, interrompait régulièrement la lecture de sa biographie par des apartés enthousiastes autour de points communs supposés.Inspirée par des réalisateurs tels que Miyazaki, Ed Atkins ou Jordan Wolfson, sa vidéo d’animation nous plonge dans un univers aérien aux stigmates futuristes, où l’architecture, les jeux de transparence et les perspectives dessinent une traversée éthérée et vertigineuse où chaque surface semble constituer le dernier palier avant le vide. Dans une forme de voyage initiatique, son personnage rencontre trois figures inquiétantes de nourrisson engageant un dialogue obscur avec l’héroïne.
Comme un écho à cette esthétique jouant ouvertement sur les codes de la laideur, multipliant les couleurs et les silhouettes jurant avec la liberté de son médium et accumulant les halos lumineux comme on empile les artifices surannés, cette réactualisation du futurisme kitsch des années 1980-1990 insère un flottement permanent qui fait osciller l’œuvre entre expérimentation drolatique et déréalisation assumée pour élaborer les codes de la fable. Ici, les proportions s’étirent, les structures semblent aussi imposantes qu’étrangement praticables, cachant derrière leur transparence une opacité inquiétante, redoublée par ces reflets qui en font autant de coquilles vides. La technologie 3D, utilisée ici, devient alors un leurre pour dire autrement ce monde peuplé d’un inconnu fondamental et, malgré la dextérité de l’héroïne, d’impasses et d’espaces clos. Comme prisonnière d’un espace sans fond, sa déambulation recèle autant de curiosité que de frustration et son sourire, son humeur affable ne manquent pas de souligner l’impossibilité d’appréhender, pour de bon, la vérité.
Encore une fois donc, avec une œuvre énigmatique et troublante, Julie Bena parvient à insérer du jeu entre les lignes du réel et de la fantasmagorie, les univers visuels oscillant de l’anticipation ésotérique au ludisme de l’animation et surtout les biais d’une narration où silences, paroles énigmatiques s’accordent à une pensée du mouvement et de la progression qui passe par les sens, eux-mêmes trompés par les artifices de la création tridimensionnelle.