
Hyunsun Jeon — Galerie Lelong & Co., Paris
Rencontres impossibles entre objets et régimes de production de ces mêmes objets, les peintures de Hyunsun Jeon (1989), exposées à la galerie Lelong, frappent d’abord par la conjugaison de leur simplicité et de leur complexité.
« Hyunsun Jeon — Here and There », Galerie Lelong & Co. Matignon du 20 mars au 30 avril. En savoir plus Mémoire, géométrie et métaphysique s’emmêlent dans des constructions convoquant l’art, l’artisanat et la technologie, et qui semblent tout à la fois répéter des souvenirs communs et inventer leur propre langage, composer avec une grâce classique des paysages oniriques tout en renversant les codes de la représentation, oser l’à-peu-près avec virtuosité. Un travail puissant et puissamment pensé, qui ne cesse, dans ce parcours, de se réinventer de toile en toile tout en maintenant une cohérence profonde dans son ordre dispersé.En cela, on pourrait rapprocher la richesse de l’œuvre de Hyunsun Jeon de la question complexe et polysémique de l’impression. Impression sur support, évoquant la part mécanique d’un acte dont on ne maîtrise que partiellement le processus, autant que l’impression affective, cette marque diffuse qui s’imprime entre notre mémoire et notre imaginaire, et à laquelle la rencontre avec l’art nous expose. La radicalité des abstractions se voit ici érodée par l’intensité du geste, tirant à volonté sur sa capacité d’approximation.
Au fil du parcours, les volumes et les angles se démultiplient, passant d’une structure initiale, monumentale et immersive sur panneaux, à un jeu libre, tantôt aérien, tantôt couvrant l’intégralité de la cimaise. Les formats varient, mais la focale — toujours incertaine — ne se fixe jamais vraiment, ajoutant à l’illusion la fantaisie d’un accrochage qui tantôt enserre, tantôt échappe, tantôt rattrape son visiteur.
Un mouvement pluriel qui tient tout entier dans cet équilibre unique qui régit chaque œuvre de Hyunsun Jeon. Partout dans son travail, strates et volumes se soutiennent sans se toucher, se compilent sans se contraindre, et mettent à mal l’ordre bien établi de la réalité. Le cône, véritable leitmotiv de sa production, se voit tantôt motif, tantôt support, tantôt acteur, tantôt organisateur de ces paysages, traitant la nature dans la marque qu’elle imprime à notre imaginaire.
Arbres, ciels, fruits, fleurs, éléments d’architecture structurent ces morceaux de conscience dont on devine la possibilité d’une narration, tout en percevant le reflet de son impasse dans celles que nous inventerons dans les nuits à venir. Et ce cône lui-même en est le trouble symbole, évoquant en creux la possibilité d’un passage, un « clou planté dans la réalité » dont on ne sait s’il force la communication du réel et du rêvé ou s’il entérine, en cul-de-sac, leur rencontre.
Car il est bien ici à nouveau question de réunion des régimes, de la capacité de notre conscience à embrasser, au sortir des rêves et encore pleine de sa propre logique fantasmée, la matérialité d’un monde dont le propre de chaque élément est d’être séparé. Alors, ces griffonnages, ces ébauches évoquant tout à la fois la fragilité de la main et la rigueur du dessin numérique, constitué de pixels et dont l’observation, au plus près, révèle un étrange délié, sonnent à leur tour comme autant de promesses possibles d’impressions à venir. Et peut-être, dans cet équilibre bancal d’une forme suggérée, réside la place de l’imaginaire du regardeur : poursuivre, de son côté du cône, le spectacle de cet écart entre l’imaginaire et sa matérialité. Plus encore que l’exploration des rêves par la peinture, c’est la vie de la peinture qui se révèle dans cet entre-deux.
Une façon, peut-être, pour cette peinture à l’audace rare, de retrouver une définition première de l’impressionnisme : le vœu de Claude Monet de reléguer le motif au second plan — « Ce que je veux reproduire, c’est ce qu’il y a entre le motif et moi ».