Jump — CAC brétigny
Pour la première exposition de sa nouvelle directrice, le CAC Brétigny déploie avec Jump, une proposition radicale et convaincante qui immerge le spectateur au sein d’un dispositif conçu par Jean-Pascal Flavien, fait de ruptures, de décalages et d’échanges qui prolongent l’expérience, via le web, jusqu’à l’espace intime.
« JUMP — Exposition inaugurale », CAC Brétigny du 19 novembre 2016 au 22 janvier 2017. En savoir plus « Jump » désigne certes l’acte du saut, mais aussi sa conjugaison à l’impératif. Comme une injonction à plonger dans le vide, à passer d’une rive à l’autre pour découvrir une nouvelle aire, l’exposition impose sa logique du rebond qui se voit formalisée dans l’espace avec un choix curatorial qui insiste sur l’horizontalité, la planéité des échanges, un paradoxe que la présence du visiteur seule peut résoudre. S’engage ainsi un dialogue en prise avec le sol qui nous soutient, rapportant les cimaises à leur fonction première de murs délimitant le lieu de l’expérience. Quatre plans, qui sont autant de paliers, organisent la répartition des œuvres présentées, à la manière d’îlots successifs qui ponctuent le temps de l’exposition. Les œuvres, très diverses, enjoignent à repenser le rôle du regardeur et offrent toujours une prise sur la dimension du spectacle.Accueilli avec un verre d’eau parfumée, le visiteur engage d’emblée son corps dans le parcours ; cette action imaginée par Géraldine Longueville permet de tisser un lien sensible entre les œuvres tout en encourageant un accueil spécial et une certaine familiarité dans cet espace ouvert sur l’extérieur. Car ici, tout fait sens, à commencer par le sol que l’on foule, projet de Teresa Margolles réalisé à l’aide d’eau utilisée pour nettoyer les corps de victimes d’assassinats au Mexique et passée clandestinement en France. Le saut dans l’inconnu que représente l’exposition se trouve alors posé sur une base riche de sens et d’histoires ; comme autant de balises reliant les espaces, des accessoires simples sont mis à disposition pour réaliser la pièce-performance de Julie Béna. Les lettres, les sens et les mots sautent à leur tour dans ce texte qui joue avec la langue, les sens et l’essence du langage et des stéréotypes.
La question du jeu véhiculée par le saut aussi bien que par la succession de tapis aux couleurs vives devient centrale ; on passe ainsi de la fantaisie à à un réalisme hypertrophié pour révéler la force synthétique et créatrice du jeu comme stratégie d’invention d’un comportement dans le monde, à l’image d’Aleksandra Domanovic qui érige un totem étonnant et drolatique. D’un tronc de briques émergent deux bras dont l’un soutient un lapin. L’image, incongrue, évoque tout aussi bien la mémoire des premières prothèses fabriquées en Yougoslavie que l’importance de la main, sa capacité à protéger comme à produire. De ce montage naît une image forte, presque onirique où les contraires semblent se rencontrer avec l’inquiétante étrangeté d’une rêverie enfantine.
Dennis Rudolph, lui, poursuit un échec programmé en produisant un show qui s’auto-réalise en direct, entre l’imposture infantile de jouer « faire comme à la télé » et une critique satirique et postmoderne d’un spectateur acteur, centre d’un monde qu’il s’invente lui-même avec les codes d’une culture globale. Le dispositif est un spectacle de la médiatisation perclus de ses contradictions et par conséquent inexorablement voué à la déception. « Vous savez, toutes vos attentes seront une déception » nous dit-il tandis qu’il ouvre son émission émise à rebours sous les vivats artificiels d’un public préenregistré. À travers ce « show », cet étalage visuel d’un soi qui s’invente, c’est la question de l’identité et des moyens de la conquérir qui émerge.
Le saut en question devient une possibilité de transition, une échappée de toute catégorie susceptible de figer une identité qui nous définirait pour lui préférer la possibilité d’en déployer une nouvelle, plus plastique. D’où la prégnance des pièces questionnant la problématique du genre et, plus largement, du stéréotype socialement admis. Une thématique centrale dans le parcours avec en premier lieu ce paillasson insolent et vibrant de Zackary Drucker, qui invitait alors les collectionneurs à s’offrir son portrait imprimé pour le piétiner. Artiste impliquée dans la question du transgenre, productrice associée de l’excellente série Transparent, elle-même sujet de transformation sexuelle, fait sursauter le statut de victime (de l’incompréhension, de la haine et de l’ordre établi) en actant le fait d’être cible. Une défiance tout en ironie et en douceur que traduit ce « Welcome » qui couvre son visage.De même, Julie Béna s’empare des questions de la perception de places et de classes sociales en bouleversant les codes dans sa performance. Jean-Luc Blanc, enfin, propose un portrait somptueux de la femme de Serge Diakonoff, maquillée à la manière des modèles de Klimt. Voué à être modifié dans le temps, le portrait verra l’artiste retoucher ce maquillage durant le temps de la présentation, déjouant la rigidité de l’exercice du portrait pour en offrir une variation au devenir aléatoire.
La notion même d’exposition se trouve alors mise en jeu, écartée de sa fixité pour sauter à travers les dimensions et repenser sa « place ». Quelle version appréhende-t-on puisqu’elle ne se donne jamais au complet (performances contingentes, œuvres en progression) et jamais figée ? On saute ainsi comme on s’arrache, comme une œuvre s’ex-pose, sort de son indépendance pour naître en tant qu’identité contemplée, pour naître sous le regard de ceux qui la font vivre. Les spectateurs deviennent alors partie prenante du dispositif, apparaissant sur le pan numérique du parcours. Car Jump conçoit son propre miroir, son clone diffusé en permanence sur Internet à travers cinq caméras disposées dans l’espace. Outre une vision de l’exposition, ce double numérique est directement alimenté par les œuvres sur place, notamment par l’horloge logicielle de Christophe Lemaitre, intelligence autonome capable d’apprendre par elle-même à reconnaître le jour de la nuit et faisant état de sa progression en temps réel.
C’est finalement dans le passage même de l’un à l’autre des états que l’exposition engage le spectateur, dans une boucle qui ne se referme pas à la sortie de l’espace d’exposition et continue de vivre, indépendamment ou non selon notre investissement dans le projet. Plus alors que la somme de projets qu’elle réunit, Jump impose sa singularité dans la multitude d’embranchements qui naissent de ces associations et des modalités de leur réception, perturbant chaque fois le sens commun d’un rapport logique pour glisser avec délice dans un monde qui perfore les repères spatio-temporels, oblitère les catégories et les genres pour y distiller une force de vie indéfinissable qui les dépasse autant qu’elle les nourrit.