Stéphane Duroy — Le Bal
Photographe attaché au sort des populations et à l’impact des soubresauts économiques sur l’humain, Stéphane Duroy parcourt depuis les années 70 l’Europe puis le monde pour rendre compte de son regard sur des sociétés aux multiples réalités. Obsédé par la question de l’histoire et son poids sur les territoires qu’il visite, son témoignage offre ainsi une prise sur la réalité sensible du souvenir, sur les traces prégnantes d’un passé qui ne finit jamais de hanter le présent et dont la photographie semble tour à tour exorciser, figer et révéler. Le Bal accueille cet artiste en mouvement qui continue, dans sa pratique même, à questionner les frontières.
« Stéphane Duroy — Again and again », Le BAL du 6 janvier au 9 avril 2017. En savoir plus Forcément engagées, ses images offrent un miroir singulier du monde comme en témoigne cette très belle exposition rétrospective au Bal qui, au long d’une scénographie élégante, rend justice à la préciosité du travail de Duroy. Again and Again, un titre qui fait écho à la triste reproduction, pour ne pas dire tragédie, d’une humanité incapable d’ériger le principe de justice et d’équité universelle en matrice de tout « progrès ». Alors les progrès seront là, continueront de rythmer des temporalités irréconciliables, où être homme ne signifie en rien bénéficier des avancées humaines, mais porter sur soi le poids d’une histoire jusqu’à l’épuisement.Vestiges, paysages et sujets silencieux peuplent les travaux de ce photographe qui aura su dépasser son médium et ses propres obsessions pour offrir une prise sur le passé, pour inventer une manière de « rendre compte » du monde tout autant qu’il « tient le compte » de ses injustices. Car la photographie de Stéphane Duroy articule véritablement deux dimensions ; historique d’abord avec cette recherche fondamentale et initiale, à Berlin, de traces pour « comprendre » les traumatismes de la guerre. Sociale ensuite avec la traque de leurs empreintes, immédiates ou non, sourdes ou criantes. Face à une Europe des lambeaux d’une industrialisation autrefois effet de son règne aujourd’hui cause directe du malaise de ses populations, le photographe capte le poids de la mémoire comme une forme d’épuisement parallèle à la contrition des sujets représentés. Pourtant, un sourire, un regard avide d’échange réveillent çà et là un décalage qui nous en dit plus que le discours, une façon de mettre en scène des stratégies de résistance à la difficulté en jouissant d’un quotidien.
Une ambiguïté à l’œuvre dans sa photographie qui révèle un souci pictural de composition, lui-même ne mettant pas en scène ses sujets mais se contentant de les capter avec grâce et pudeur, à l’image de son travail sur les couleurs, presque effacées. Tout tient à l’œil. En ce sens, nul doute que la photographie de Stéphane Duroy excède le documentaire, elle en épuise les conditions pour faire œuvre du réel, le chargeant d’une histoire qu’il contient, toujours. Cette même charge va devenir le principe fondamental de l’activité du photographe que la deuxième partie de l’exposition dévoile.
À la faveur d’un tournant artistique et personnel, le photographe explore aujourd’hui la question du médium photographique avec la transformation successive de son livre Unknown, publié en 2007 qu’il déchirera et recomposera pas moins de 29 fois pour en proposer une série de variations qui disent le mouvement constant d’une réflexion engagée sur sa propre pratique. Une mise en avant passionnante qui s’étale sur des dizaines de mètres et témoigne, à rebours, de l’intérêt plastique du photographe qui permet de relire tout son corpus et dont la scénographie révèle les correspondances. Comme une urgence à faire vivre ce qui existe déjà, à percevoir dans les échos du passé ce que le présent peut nous dire, Unknown est un « rééchantillonnage » du monde, une confrontation de sens parmi la pluralité que porte en elle chaque image, de possibilité de réactivation, d’extension voire de contradiction. C’est ici le poids de l’image que porte l’œuvre de Duroy, qui n’est pas sans rappeler la pesanteur même qu’il revendique, voire celle dont il nous invite à faire l’expérience en travaillant bien souvent autour de l’objet livre.
Avec cette phrase de Kafka en exergue de l’exposition « Photographier des choses revient à les chasser de l’esprit », Stéphane Duroy dit toute l’ambiguïté de son rôle de photographe, engagé dans une démarche de témoignage tout autant qu’il engage sa propre perception du monde et sa sensibilité, attaché à transmettre autant qu’à distancier, partager en quelque sorte la responsabilité qui incombe à tout humain spectateur des difficultés qu’il traduit en images. À travers une démarche éminemment personnelle, le photographe rappelle la nécessité de s’allier, de se rencontrer et de formaliser un imaginaire commun pour enfin prendre en compte une réalité capable de tous nous laisser de côté et savoir se délester, quand il le faut, d’une histoire qu’il nous incombe pourtant de méditer.