Philippe Durand — Galerie Laurent Godin
La galerie Laurent Godin accueille, du 7 janvier au 4 mars une exposition personnelle du photographe Philippe Durand, Forêts, qui nous plonge au cœur d’une nature fantastique, intimement marquée du sceau de l’humanité.
« Philippe Durand — Forêts », Galerie Laurent Godin du 7 janvier au 4 mars 2017. En savoir plus Investigateur insatiable des paysages, Philippe Durand développe un langage photographique qui fait constamment dialoguer nature et technique, offrant des perspectives mêlant végétation et interventions humaines, structures urbaines ou signes. Le passage du temps devient, sous son objectif, une force créatrice qui témoigne de l’histoire de ses sujets aussi bien que leur inscription sur la pellicule, sur la toile, les font participer de l’histoire. Avec une économie de moyens, le photographe nous propose ainsi de repenser la temporalité de la forêt à travers deux séries d’images fixes qui vibrent pourtant d’une vie intérieure, à l’évolution changeante et aléatoire.Une succession de toiles d’envergure accueillent ainsi des compositions réalisées par processus de cyanotypie, cette méthode découverte au XIXe siècle qui consiste à appliquer sur un support une solution chimique qui réagit au contact des rayons UV pour dessiner un motif. Méthode élémentaire largement utilisée dans l’ingénierie des XIXe et XXe siècles (les fameux blueprints, ces plans techniques employés par l’industrie tirent leur nom de ce procédé), son application au « dessin » du réel acquiert une dimension plastique forte qui, si elle noie les détails, n’en révèlent pas moins de troublants secrets. Comme des radiographies de la forêt, les cyanotypes jouent de l’angoisse nocturne et de l’illusion d’un intérieur ; pourtant, c’est précisément une pure extériorité diurne qui se fait œuvre ici.
Le bleu de prusse caractéristique de la cyanotypie accueille ainsi, en négatif, la lumière, l’absorbe et la diffuse, pour opérer des variations de teintes et d’empâtements, poursuivant dans les veines de la toile les sillons qu’elle emprunte dans l’atmosphère. Matérialisée en creux, la lumière nous projette à ras de terre, faisant du regard un simple réceptacle immobile qui traduit pourtant les soubresauts et incertitudes de ces troncs aux oscillations imperceptibles en temps normal.
Étrangement, on reconnaît d’emblée cette flore, alors même que l’absence de signes, ici, est criante. Peut-être un rapport primal à l’environnement induit-il notre esprit à déceler immédiatement la courbure d’une branche, les altérations de l’écorce ? En ce sens, Philippe Durand découvre une dynamique secrète et familière des arbres. Comme les yeux d’un animal à travers les phares qui vont bientôt le heurter, ces arbres nous renvoient peut-être pour la dernière fois leur image avant qu’à notre tour, nous ne les altérions. Mais, une fois encore, le photographe est loin d’épuiser son propos dans un jugement moral du rapport de l’homme à la nature. Au contraire, cette interaction continue est bien plutôt la base d’une observation fructueuse qui en finit avec le manichéisme d’une opposition nature / culture. Les deux notions entrent ici en résonnance et dans une interdépendance qui remet en perspective leur congruité fondamentale.
D’où la mise en parallèle fructueuse avec des clichés d’une série antérieure, qui explore les inscriptions laissées depuis plus de 5000 ans. Dans son exploration de la Vallée des Merveilles dans le massif du Mercantour, véritable musée à ciel ouvert où se côtoient gravures protohistoriques et contemporaines, Philippe Durand combine des inscriptions de tous âges. Qu’elles nous soient contemporaines ou non, toutes disent quelque chose d’une histoire de l’homme avec son paysage, de sa volonté d’interaction avec ceux qui, comme lui, s’aventureront dans ces contrées. Sans hiérarchie, cet herbier de pétroglyphes anonymes témoigne, dans son dénuement, lui aussi du passage du temps. Une mise en perspective de cette série bienvenue après sa présentation d’envergure au CRAC du Languedoc-Roussillon ; loin de l’immersion monumentale imaginée alors, elles apparaissent comme autant de signaux discrets exposés pour eux-mêmes et revêtant une valeur ambiguë, entre la pudeur et l’affirmation, qui font écho aux cyanotypes. Le bleu s’oppose certes à l’ocre de la roche mais, dans tous les cas il est question d’oxydation et la beauté de la confrontation de ces deux teintes autant que leur cohérence, leur répétition, assurent un délice plastique, esthétique et formel qui leur font rejoindre l’idée de collection rationnelle.
L’ensemble Forêts prend alors des allures d’enquête hallucinée, à la recherche de la marge, marge de la ville, de l’homme, pour s’attaquer au vivant, cette interaction essentielle de l’environnement et de sa population. Une nature passée aux rayons X après avoir été fouillée à la recherche d’indices, d’éléments incriminant la trace d’êtres humains, usant des éléments pour développer un langage signalant leur présence et, de fait, leur persistance.
Réévaluant le monde qui nous entoure, Phillippe Durand révèle ce doucereux paradoxe de l’étrangeté du familier qui procède fondamentalement de la notion d’indétermination, au cœur de sa démarche, ménageant un espace de choix à une certaine poésie surréaliste, abolissant les hiérarchies et frontières pour formuler ses oxymorons visuels. Comme autant de « miracles » anodins, de banalités fantastiques, ces images dessinent un réel enchanté de sa normalité, pour peu que l’on accepte de l’ausculter et de se laisser pénétrer de la magie de ses rencontres autant que de celles qui nous précèdent.