Kapwani Kiwanga — La Ferme du Buisson
Du 24 avril au 9 octobre, Kapwani Kiwanga investit la Ferme du Buisson avec un projet qui gravite autour de l’indépendance de la Tanzanie. Usant de différents médiums (images d’archive, vidéo, créations sonores, installations), les agencements imaginés par Kapwani Kiwanga nous plongent dans la chronologie d’un pays tout autant que dans une pratique même de l’histoire, en cours d’écriture.
« Kapwani Kiwanga — Ujamaa », La Ferme du Buisson, Centre d’art contemporain du 24 avril au 9 octobre 2016. En savoir plus À l’image de Kinjiketile Suite, qui occupe deux salles du centre d’art, l’artiste déploie un dispositif muséographique pour exposer la somme de ses recherches. On trouve ainsi une multitude d’objets (des magazines, des livres, des tissus, une vidéo, etc.) au sein d’une structure de bois évoquant des cadres vides attendant de se voir remplis ; premier moment pour porter à l’attention un vide, une histoire absente qui se doit d’être faite. Les récits de croyances ésotériques côtoient ainsi les rapports qui, pour concrets qu’ils sont, n’en sont pas moins déjà dirigés et constituent des éléments à interroger. En ce sens, c’est le parcours même de Kapwani Kiwanga qui se révèle, elle qui vient de l’anthropologie et s’attache à ne jamais noyer le visiteur sous un discours pédagogique, préférant révéler par touches délicates des strates infimes d’une histoire à découvrir.Une compréhension singulière donc, de l’histoire, qui ne se contente pas de chercher, mais trouve et partage, met en commun pour, à défaut de voir d’autres se l’approprier, faire résonner dans les consciences. Cette mise en scène fait alors émerger la question d’une histoire comme chantier, un manque à combler qui repense même la notion de « fouille » pour repenser une archéologie du présent. En ce sens, Kapwani Kiwanga, en accumulant, sans hiérarchie, des éléments épars, fait de l’espace une île qui nous immerge au cœur d’une réalité qu’il reste à découvrir et questionne la notion même d’histoire en en proposant une forme de mythologie ; comment en effet « commencer » l’histoire et opérer ce basculement d’un présent qui continue de filer vers un moment constitutif d’une chronologie avérée ?
Une perspective poursuivie par l’installation Uhuru ni Kazi, qui met en regard les affiches de slogans politiques diffusées sous l’ère Ujamaa, entre 1964 et 1985 et les vidéos réalisées sur place à cette époque par le documentariste Gerald Belkin. C’est alors une constellation de voix et d’opinions, confrontées à la révolution d’un changement radical de régime, qui évoquent leurs aspirations, leurs difficultés et discutent ce système Ujamaa à proprement parler, établi sous la présidence de Julius Nyerere, destiné à promouvoir une économie coopérative généralisée à tout le pays. En écho à cette installation, l’artiste diffuse également un montage de documentaires d’époque en dirigeant la focale sur le geste, la pratique d’un travail collectif.
Sans un mot, en boucle, des ouvriers travaillent et répètent ce rapport constant au vide, à l’effacement de l’artiste derrière les images exhumées qu’elle présente comme autant de pièces qu’il appartient à chacun d’appréhender, à charge ou à conviction. Un silence également à l’œuvre dans la pièce qui ouvre l’exposition, des bacs de plantes correspondant chacune à une espèce associée à des croyances ésotériques que l’artiste prend le parti d’exposer dans un espace neutre, dépouillé de toute notice explicative, les ramenant paradoxalement, dans cet agencement artificiel, à leur état naturel. Délestées de leur charge symbolique, ces plantes marquent la distance à ne jamais occulter dès lors que l’on aborde la question de la perception et, partant, lorsque l’on s’attache comme elle à penser la possibilité d’un regard sur le monde.
Ce travail de révélation par le vide se joue continuellement de la frontière entre ce qui est montré et ce qui se dérobe de façon à laisser émerger, dans un temps long, la trace de l’histoire. Mélange subtil et tout en pudeur de l’histoire d’un pays, de son indépendance et de l’histoire personnelle de l’artiste qui intervient dans de très rares moments, notamment dans l’évocation du souvenir des routes de Tanzanie, qui résonne avec sa performance d’une douceur qui n’a d’égal que la profondeur de son geste. Avec une méticulosité rare, Kapwani Kiwanga époussette les feuilles de la poussière rouge, un phénomène traditionnel sur place, qui les souille continuellement lors des sécheresses et lève ainsi le voile sur ces secrets enfouis sous une couche que l’on ne devine pas. De même, au centre de l’exposition se déploie une sculpture monumentale de l’artiste, toile composée de sisal, une fibre cultivée en Afrique qui a constitué un élément essentiel de l’économie locale. En répétant ce geste, devenu aujourd’hui traditionnel, Kapwani Kiwanga insuffle une symbolique précieuse et complexe. Certes l’artiste tisse comme on nouerait les fils d’une histoire pour en découvrir la trame mais, plus que la démarche, c’est aussi la réalité d’un geste qui est ici dévoilée car ces pans de tissus qui nous enserrent du sol au plafond sont suspendus à des portants, à la manière de la méthode traditionnelle utilisée pour procéder au séchage de la fibre.
Au final, difficile de ne pas imaginer dans ces actions subtiles de l’artiste un lien avec la matière même de l’histoire, qui se trouve ici mise en jeu et placée dans cette situation incertaine qui la conditionne, dépendante à son tour de ce que le temps lui fournira pour qu’elle « se produise ».