Huang Yong Ping — Monumenta, Grand Palais
Pour cette nouvelle édition de Monumenta, le Grand Palais accueille Huang Yong Ping, précurseur de l’art contemporain en Chine et spécialiste des installations monumentales qui ont fait sa renommée depuis les années 80. Avec Empires, l’artiste franco-chinois propose un parcours radical qui, derrière sa superbe, se fait l’écho des vibrations inquiétantes qui sourdent dans nos sociétés.
« Monumenta 2016 — Huang Yong Ping — Empires », Grand Palais – La nef du 8 mai au 18 juin 2016. En savoir plus Empires est une franche réussite ; en premier lieu le gigantisme ne tient pas ici du prétexte ou de l’artifice, il fait véritablement paysage et contribue à donner toutes ses dimensions, complexes et plurielles à une œuvre qui s’attaque de front aux symboles des empires tout en ouvrant une brèche dans l’imaginaire pour entrevoir la réalité de celui qui nous entoure. Sous la verrière du Grand Palais, Huang Yong Ping transcende les genres et fait opérer une rencontre inattendue, plaisante et accessible qui multiplie les niveaux de lecture.S’opère d’emblée un choc esthétique avec ces montagnes de containers aux allures de jeux de briques oû les différentes couleurs forment une palette monumentale glissée sous le ciel de la nef dont les os saillants du serpent géant qui les surmonte semblent tisser le fil qui les relie au regard. Il y a une véritable force plastique dans cet ensemble qui, sans appuyer artificiellement sur des ressorts flatteurs, embrasse et occupe l’espace avec une force réelle et une pesanteur presque palpable. Les courbes se conjuguent entre le squelette de fer de la nef du Grand Palais et la carcasse monumentale de ce serpent qui nous surplombe, le tout souligné les perpendiculaires que font courir les containers autour des arêtes du bâtiment plantées à angle droit sur le sol. Cette évolution verticale témoigne du véritable souci de composition de l’artiste qui parachève la double exigence des éditions réussies de Monumenta ; être à la hauteur du gigantisme de la nef et parvenir à l’intégrer dans son vocabulaire plastique pour en happer toute la force.
Huang Yong Ping envisage si bien cet écrin qu’il en intègre l’histoire au propos de son exposition. Car avec Empires, l’artiste organise la cohabitation forcée d’éléments symboliques liés aux puissances impériales de la Chine avec le serpent, de la France avec le chapeau de Bonaparte et le Grand Palais (envisagé lors de sa construction comme un joyau qui servirait d’écrin à l’exposition d’œuvres d’art de l’Empire) et l’impérialisme silencieux d’une économie mondialisée à travers les containers. Immédiatement intelligibles et ouvertement moqués par leur monumentalité absconse, ces symboles, sous leur taille impressionnante, deviennent avec Huang Yong Ping des coquilles vidées de leur substance, seuls vestiges d’une fonction ou d’une vie passées. La fascination plastique se fait alors l’écho d’une admiration ostentatoire des empires pour leur propre pouvoir et le vide qu’ils engendrent, cette rupture de l’histoire qu’ils prétendent incarner. Les symboles se chevauchent et se croisent, sans rentrer véritablement en collision et s’ils semblent se renvoyer des échos, ils demeurent tout à fait abstraits les uns des autres. Cette juxtaposition d’éléments hétéroclites (et tout particulièrement l’émergence, au cœur du dispositif, de la titanesque cocarde napoléonienne) invoque alors l’esprit Dada, la farce acide d’un artiste dont les moyens colossaux employés pour l’exposition n’empêchent pas de glisser vers l’absurde. Un esprit qui habite depuis ses débuts Huang Yong Ping qui n’hésite pas à prendre rebours le gigantisme de ses propres œuvres et continue de « jouer » avec délectation des symboles pour ne jamais s’enfermer dans une dimension univoque. Ce pas de côté fait de chacun des éléments présentés un maillon essentiel d’une vanité à échelle monumentale, drôle et insolente. Une tonalité singulière oscillant entre la gravité de l’histoire, la tragédie du temps et la dose d’absurde qui révèle, in fine, la merveilleuse subtilité d’un artiste qui se fait plasticien fabuliste, auteur d’une narration « empirique » qui échappe à toute tentative de réduction et laisse libre cours à l’interprétation.
Car très rapidement, cette conjonction d’éléments, au-delà de la dénonciation, devient la scène possible d’un voyage dans une mythologie nouvelle, invitant le spectateur à pénétrer un cimetière de métal, rebuts indestructibles de sociétés qui ne leur survivront pas. Ce squelette de serpent géant, s’il porte en lui toutes les légendes qu’on attribue à l’animal, évoque également les recherches passionnées de la civilisation moderne menées sur son passé, mais aussi les dégâts considérables que l’évolution des sociétés imprime sur la nature. Un mélange des genres entre histoire, histoire naturelle et mythologie qui révèle également toute l’ambiguïté de ces containers, véritables indices de la vitalité d’un marché en trompe-l’œil ; à l’heure où la dématérialisation est un enjeu de pouvoir, jamais autant de matières, de produits bien concrets, eux, n’ont été échangés et leur trace sur la terre aura probablement plus d’impact sur le monde que les progrès de la communication. Une économie à double échelle qui varie mais ne change pas profondément, redistribuant sans cesse les cartes de pays producteurs et pays consommateurs. Amenant ainsi au cœur de la ville ces containers qui restent en général à la périphérie, entreposés dans les zones portuaires, Huang Yong Ping brouille aussi la question des frontières, court-circuitant, le temps d’une exposition, le bon fonctionnement d’une économie qui répartit de fait centre et périphérie.
En s’emparant de symboles historiques et de symptômes du quotidien, cette très belle exposition fait surgir une mythologie qui transcende le temps, l’espace et la raison. Si l’on prolonge ce hiatus qu’il révèle entre économie dématérialisée et la réalité qu’elle sous-tend, Huang Yong Ping fait finalement de ces containers les étages de nouvelles tours de Babel, non plus érigées aux centres de nos cités mais qui ne cessent de s’amasser en périphérie, hors de nos regards, comme autant de cimetières d’un nouveau genre, promesses ténébreuses d’un avenir peuplé des monstres qu’ils enfantent. Ainsi, l’association vibrante du serpent et du chapeau, prégnante dans Empires, si elle peut évoquer l’onirisme du Petit Prince où Saint-Exupéry, dessinant un chapeau, révèle qu’il s’agit d’un serpent ayant avalé un éléphant, rappelle surtout l’épisode inquiétant qui l’accompagne, où l’enfant qu’il est demande aux adultes « si [son] dessin leur [fait] peur », lesquels n’y voient qu’un innocent chapeau. Peut-être devraient-ils pourtant se méfier de l’art, de même que de ce serpent d’aluminium qui menace toujours, mâchoire béante face au vestige de l’empereur Napoléon, de se réveiller.