La Triennale — Intense proximité — Un nouveau standard
La Triennale est une immense exposition. Immense par la taille, immense par l’ambition, mais immense surtout par le triomphe qu’elle offre à une pensée complexe et décomplexée, débarrassée des -ismes et des catégories. une pensée en mouvement qui définit, tout simplement, un nouveau standard.
Car il faut le dire simplement ; si la Triennale est une grande exposition, c’est parce qu’elle dépasse les attendus d’un tel événement. En aucun cas Intense Proximité n’est un état des lieux de la création contemporaine et la grande force d’Okwui Enwezor et de son équipe est d’avoir martelé à longueur de salles cette idée qu’une triennale n’est pas un instrument de communication pour artistes en devenir, elle est un outil de manipulation de sens, de création de différences à partir des forces vives de la création contemporaine comme de l’histoire.
En cela, Intense Proximité, avec sa lecture plurielle des pensées ethnographiques, l’intervention d’artistes jouant de l’histoire des représentations sociales comme de l’histoire de l’art, est une exposition exigeante. Elle demande l’attention et récuse les attendus. Un processus expérimental parfaitement illustré par les photographies et croquis de Claude Lévi-Strauss, réalisées lors d’immersions anthropologiques ; d’entrée de jeu, on assiste au passage d’un regard quasi-scientifique sur l’ethnie à un regard sur l’homme, un regard de l’homme. Face à tous ces yeux qui fixent ou non l’objectif, en jouent ou s’en détournent, face à ces croquis de mains, de pieds, de corps sans visage, impossible de ne pas sentir cette fuite de l’illusion d’absolue objectivité. La différence est un sentiment constitutif du regard et, par essence, engage la propre différence de celui qui voit. Quelle plus belle illustration de l’intensité au contact du semblable ?
Une problématique qui se poursuit et se déploie également dans le dialogue même des œuvres entre elles. Ce mélange de générations présentées (tous les participants sont nés entre 1869 et 1986) sert lui aussi ce jeu de questions réponses plastique et formel. L’art moderne de Wilfredo Lam (1902-1982), Carol Rama (née en 1918) ou Walker Evans (1903-1975) trouvent une pertinence rare avec des créateurs contemporains qui, à leur manière, imposent eux aussi leur différence avec force. Car ici, ce sont les œuvres qui habitent et occupent le lieu, cassent les trajectoires évidentes de l’espace au long de cimaises obliques, comme un regard qui ne dévoilerait, que par dérobade, un chemin de traverse dans le temps et l’histoire.
Et si l’on trouve peu d’œuvres absolument monumentales, chacune d’entre elles impose son univers dans l’espace d’exposition. D’abord par dissémination avec Mariage Room (2000-2009) de Meschac Gaba qui adapte la méthode anthropologique à la classification des objets de sa propre vie. Mais aussi par adaptation avec les magnifiques Ikebana de Camille Henrot (Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ?, 2012) qui viennent chacun illustrer une citation d’un livre. Dans son silence, dans sa stratégie formelle, cette très belle pièce inédite révèle elle aussi une hybridation des enjeux de l’art contemporain, en appelant à l’histoire de l’ornementation traditionnelle comme à la littérature tout en inventant un lien inédit entre eux.
La création s’impose encore par suggestion avec l’érotisme effrayant et effrayé d’Aneta Grzeszykowska qui, dans sa vidéo Headache, retrace la naissance d’un corps dont les bras et jambes, indépendants et cinglés, se livrent à une bataille naturelle fabuleuse et féerique pour arriver à l’humanité. Une farce douce-amère qui, derrière son efficacité, cache une étonnante représentation de l’angoisse des corps, de l’impossible identité à soi. Enfin, il faut également mentionner la force plastique indéniable de la mise en scène par Dominik Lang des sculptures de son père au travers desquelles, au moyen d’un reformatage et de nouvelles créations, il impose une circulation ardue, forçant au contournement, cachant le sens immédiat des pièces pour les laisser se révéler presque par effraction. Cet entremêlement filial, générationnel et plastique dessine un jeu de piste formel savoureux et émouvant de la sculpture et des perspectives.
En un sens, plutôt donc qu’une cartographie de la création contemporaine, Intense Proximité cristallise une certaine tendance d’artistes attachés et conscients de leur propre position dans le monde, donnant une valeur à l’autre dans leur création et faisant des rapports humains la source complexe des lignes qui structurent leur travail.
Mais plus encore, l’insolente réussite de la Triennale est de mettre en scène constamment, sans « intertextualité » évidente et même sans posture distanciée, cette capacité inouïe à articuler les problématiques et leurs liens. Car les commissaires eux-mêmes s’intègrent à ce processus de création, documentant, dans les Journaux de la Triennale, leur réflexion et le questionnement d’une telle exposition. Il suffit de voir comme la question du corps à l’œuvre chez des artistes tels que Thomas Hirschhorn ou Jean-Luc Moulène viennent répondre à la problématique de la rencontre avec les autres peuples, avec la mise en scène de l’étranger, pour saisir à quel point l’enjeu d’un tel travail suppose comme volonté de ne pas figer les œuvres en une accumulation de références muséographiques. Un nouveau standard en quelque sorte où la pensée ne prétend pas expliquer mais s’acharne à ouvrir des pistes, comme en témoigne l’anthologie de l’exposition. Nul catalogue ici, l’imposante « Anthologie du Proche et du lointain » 1 qui accompagne l’exposition témoigne de cette ambition démesurée, avec la réunion de nombreux textes fondateurs d’une pensée de l’autre (Marcel Mauss, Frantz Fanon, Jacques Derrida, Aimé Césaire), de faire de l’événement un outil de problématisation du monde plutôt qu’une pensée bulldozer. C’est justement cette projection radicale, à l’image de la très discrète signalétique, volontairement quasi-absente du parcours de l’exposition, qui finit de prouver à quel point rarement une exposition de cette ampleur n’aura manipulé avec autant d’intelligence, sans verser dans un conceptualisme ou didactisme pesants, la vertu réflexive de l’art.
Et s’il est énormément question de visages dans ces œuvres, si l’on croise une infinité de regards autant qu’on les suit à travers le monde avec cette sélection internationale d’artistes, si le fantasme positiviste d’une objectivité pure est définitivement mis hors-jeu, il n’est pas non plus uniquement question de simples subjectivités. Au contraire, avec sa profusion et son foisonnement, la Triennale redécouvre la possibilité d’un véritable humanisme, enfin délesté de toute supériorité, de toute sublimation de l’homme, de tout idéalisme aveuglé d’universel. Ici, ce serait presque l’énumération, la mise en regard des différences et l’universalité du singulier qui posent l’essence de l’homme.
1 Intense Proximité, une anthologie du proche et du lointain — 712 pages — Coédition Centre national des arts plastiques — Artlys. Prix public de vente : 50 euros