Norbert Bisky — Galerie Templon
Derrière la séduction d’une imagerie renvoyant à des temps empreints d’optimisme et la naïveté de couleurs éclatantes, c’est la nature profonde d’une humanité menaçante et menacée qui semble affleurer des toiles de Norbert Bisky, présentées à la galerie Templon. L’exposition rouvre ses portes le 11 mai 2020 jusqu’au 23 mai 2020.
Une constante pour cet enfant de RDA né en 1970 qui passera notamment par les enseignements de Baselitz ou Jim Dine pour faire évoluer son art du déséquilibre en continuant d’emprunter le formalisme d’un réalisme social dépouillé par l’histoire de ses certitudes. Cet univers à l’esthétique flatteuse a ainsi fait du peintre une figure iconique de la peinture allemande de ces dernières années, profitant d’un accrochage en 2003 au Martin Gropius-Bau de Berlin qui inaugure la liste prestigieuse d’institutions qui l’accueillent depuis près de vingt ans dans leurs collections (à l’image du Fonds National d’Art Contemporain, du Museum of Modern Art de New York ou du Museum Ludwig de Cologne). Une carrière continue et sereine à l’image de la détermination résolue et ferme d’un artiste qui se méfie des postures et se défie des mythes qui entourent la création tout en conservant l’affabilité et l’assurance nécessaires à son désir de souligner, à travers sa peinture, la multitude de strates qui saturent notre expérience du monde.
Mais ce sont bien nos croyances et l’identité de générations successives, de jeunesses successives, successivement envolées, ruinées ou massacrées qui sont ici questionnées. La fragmentation est alors glaçante, les contre-perspectives et vues plongeantes sont autant de visées vertiges sur un monde impossible à figer, où les souvenirs de regards, le désir esthétique et le besoin viscéral de sensualité constituent les seuls repères érigent les seuls repères. Visions d’horreurs d’une actualité violente comme mises en scène de plaisirs collectifs, ses travaux nous renvoient toujours à l’incertitude essentielle de l’autre ; à une forme de vie prisonnière de son besoin viscéral pour la communauté, la proximité et le risque tragique de s’y brûler.
Cette frontière ténue entre le plaisir et l’horreur, ce basculement entre la farce et le drame, l’étincelle qui fait glisser les hommes du jeu à la manipulation, du rire à la violence, du rituel bon enfant à la perversion radicale semblent constituer le fil rouge de compositions qui trahissent bien vite leur apparente innocence pour fouiller en profondeur la terreur constante du sentiment, du lien de confiance et de complicité entre les êtres, toujours soumis au risque de virer, sans présage aucun, à la tyrannie du rapport de force. Et renversent ainsi, en révélant sa perversité, l’idéalisme aux tendances suprématistes d’un monde utopique qui n’est autre qu’un rempart supplémentaire à l’émancipation.
Une violence du désir à l’œuvre dans l’exposition que lui consacre la galerie Templon ouverte le 14 mars et suspendue alors qui se consacre particulièrement au Berlin cosmopolite, berceau d’une culture « européenne » du brassage que reflète son titre hispanophone, Desmadre Berlin. Un terme que l’on pourrait traduire par « bazar » ou « bordélique » dont Bisky laisse entrevoir l’étymologie (littéralement « sans mère ») qui vire à l’imprécation morale et sociétale, à la liberté radicale d’une jeunesse quand « Maman n’est pas là ». Une ouverture symbolique où le bouillonnement et l’invention d’un monde dont les codes sont à redéfinir ne préviennent pas pourtant les replis essentialistes sur des essences fantasmées.
La sexualité s’y abîme dans un sous-texte constant avec les instruments (cheval d’arçons, lanières de cuir) qui sont autant de biais pour sculpter la plastique des corps que de possibilités d’invention de plaisirs ou de rituels sensuels qui portent pourtant déjà en eux la marque de l’enfermement, de l’aliénation à venir dans une morale séquestrée et coercitive.
De ses visages, de ses corps aux muscles et aux traits bandés, émergent ainsi, à rebours de son idéal de beauté, la précarité d’une confiance aveugle en l’humanité susceptible de se fractionner, une peur primale de sa bestialité, de son basculement soudain dans une horreur qui dépasse le simple drame et menace non plus sa seule intégrité mais sa propre humanité.