Préhistoire — Centre Pompidou
À travers une sélection de 500 œuvres et objets, le Centre Pompidou réactive avec Préhistoire les grands chantiers d’expositions à thèses. Une réussite réjouissante.
« La Préhistoire », Centre Georges Pompidou du 8 mai au 16 septembre 2019. En savoir plus Ambitieuse, démesurée, foisonnante sans être écrasante, intelligente et même bien en phase avec le plaisir que sa découverte a suscité chez les artistes, Préhistoire mobilise une lecture polyphonique (préhistoriens, historiens d’art, philosophes) qui fait vibrer les murs du Centre Pompidou et résonner dans les esprits une force insoupçonnée.Derrière son titre largement ouvert, l’exposition dirige un vrai regard sur la problématique de la représentation. Articulant l’usage et la découverte d’un pan de l’histoire insoupçonné, elle souligne plus encore la manière dont l’art moderne s’est construit et affirmé, fort d’une perception nouvelle de la représentation. Séparées de plusieurs dizaines de milliers d’années, c’est pourtant au même moment que la conceptualisation, que le recul sur leur réalité de ces deux temporalités se produit. Un jeu permanent d’allers-retours qui, s’il fait de Préhistoire une exposition historique, produit également à travers elle ce qui fait précisément histoire, ce regard générateur de compréhension d’une fondation essentielle de la modernité à travers la réappropriation de notre passé.
Ne cachant pas son ouverture et jouant même de sa dimension spectaculaire, la scénographie offre une entrée en pleine obscurité qui induit certes un changement de temps mais plus encore de lieu, de paradigme et de symbolisme. Le crâne exposé, aussi lointain soit-il, ancre le parcours dans un motif traditionnel de l’histoire de l’art pour annoncer le reflet que toutes les découvertes à venir produiront sur la création de leur époque. En proposant, dès la sortie de ce sas temporel, une introduction des flancs de montagne stratifiés de Cézanne et des roches d’Odilon Redon, Préhistoire frappe un grand coup les attendus et impose sa marque, surprenante et passionnante, dans une forme d’espièglerie érudite qui déconcerte et ravit. Si elle ne prend pas de parti radical entre visée chronologique et thématique, elle n’en assume pas moins un parcours qui alterne les formats et les temps pour lui conférer un rythme de la pensée qui tend un miroir à l’énergie de ce nouveau paradigme de la représentation renversant les esprits de l’époque. Et face aux pièces historiques, face aux silex taillés, aux Vénus aux courbes impétueuses, aux représentations comme aux abstractions d’une humanité muette mais loin d’être inexpressive, le vertige rendu par les artistes contemporains de leur découverte, par ces tensions entre objets d’époque et reproduction, relecture et réinvention, est définitivement jouissif. Un bonheur sidérant, proche de celui de la découverte d’une matière devenue forme sous les traces d’artistes qui usaient des reliefs de la grotte, de leur médium pour inventer les conditions de leur code figuratif, les lois des images qu’ils produiraient.
Sans les forcer mais en les soulignant avec malice, les correspondances de travaux d’artistes avec l’art paléolithique participent d’un jeu poétique sans jamais tomber dans le jeu de piste. Car le temps, lui-même, semble remis en cause, dès les prémisses de l’exposition et cette pendule abstraite de Paul Klee, dépouillée de tout repère, de toute cohérence ; c’est un continent mental qu’il s’agit ici de défricher. L’idée même de creuser pour remonter le temps annonce un basculement conceptuel qui déménage la ligne d’horizon et d’ambition d’une création artistique tournée vers l’émancipation ; le futur ne nous fait plus uniquement face, il nous soutient, se cache sous nos pieds et recouvrira bientôt, à son tour, ce sol que nous foulons et cette histoire qui s’écrit par strates.
Dans la somme conséquente d’œuvres qui explore une époque autant qu’elle parvient à ne pas oublier ses figures de proue, toutes les audaces scénographiques, les ruptures de temps et gémellités soulignées entre artistes intègrent définitivement une dimension de jeu, suivant en cela les méthodes, le plaisir troublant et concret que l’on ressent dans leurs explorations, eux qui s’emparent avec délectation de ce temps impossible alors et fascinant. On ressent à nouveau ces émois de la découverte, enfant, de figures animales dans les grottes, la pure simplicité et le renversement abyssal d’une trace de main naissant sous le souffle d’une poudre de pigments. Une marque en négatif aussi évidente que perturbante, une familiarité troublante et pourtant intime avec un temps que l’on peine même à se figurer.
Interrogeant à son tour nos propres perceptions influencées par l’histoire de l’art, Préhistoire nous plonge à travers les époques, dans les soubresauts d’un siècle déchiré au cours duquel le retour au fondement même de l’humanité fut bien souvent la perspective la plus optimiste pour les temps à venir. Les choix pertinents des commissaires mettent à l’honneur et soulignent la pertinence des œuvres de, entre de nombreux autres, Joseph Beuys, Louise Bourgeois ou Max Ernst mais aussi un étonnant et moderne Silex de Fernand Léger 1932, un Eléphant de Gilles Aillaud (1971), la Vénus modeste de Pierre Bonnard, l’expérimentation formelle de Charlotte Perriand ou encore une fabuleuse Anthropométrie d’Yves Klein qui vire ici à la chimère immémoriale.
Si l’on regrette ainsi simplement une section consacrée à l’art contemporain en léger recul par rapport à l’art du XXe siècle (même s’il ne s’agit pas de l’axe essentiel de la réflexion) et la lecture de toute une nouvelle génération d’artistes d’enjeux mobilisés par la Préhistoire, la fin de l’exposition maintient une dimension ludique à travers la réjouissante installation de Jake & Dinos Chapman qui finit une variation de haute tenue autour d’un concept qui a vite fait d’être cloisonné à quelques images d’Epinal de l’art du XXe siècle.
Des enseignements aux interprétations, de la connaissance à l’inspiration, des passions aux renoncements, le commissariat collégial de l’exposition a su créer un panorama riche, complet, intelligent et toujours équilibré de forces tendues vers une lecture de notre humanité.
Un très beau et passionnant catalogue est publié à cette occasion : Préhistoire, une énigme moderne, sous la direction de Cécile Debray, Rémi Labrusse, Maria Stavrinaki, 304 pages, 20 × 26 cm, 39,90 euros, Editions du Centre Pompidou, EAN 9782844268488 Disponible ici