Rui Moreira — Galerie Jeanne Bucher Jaeger
Avec une dizaine d’œuvres, l’exposition The Passengers de Rui Moreira à la galerie Jeanne Bucher Jaeger met en avant la sobriété d’une démarche picturale marquée par une attention première à l’expérience du paysage, à l’emprise du temps, visible ou seulement concevable sur les éléments qui composent la nature.
« Rui Moreira — The Passengers », Galerie Jeanne Bucher Jaeger | Paris, Marais du 12 mars au 28 mai 2022. En savoir plus Des structures futuristes et symbolistes côtoient des proliférations minérales et végétales naturelles que le dessin transforme et dont sa production offre une « lecture » singulière, marquée par l’expérience du peintre, lui-même adepte de l’immersion à travers de multiples voyages, de ses nombreux séjours immersifs dans le désert, de sa pratique de la nage sous-marine mais aussi de son goût pour la mise en scène, le cadrage, Rui Moreira élabore des images qui tiennent en elles une multitude de dimensions techniques et symboliques formant un corpus cohérent et dense où l’intensité de l’expérience se révèle parfois dans le plus simple effacement.Comme une continuation méditative de cette sensation ambiguë du temps, sa série Cathedrals of Wind ancre l’imaginaire symbolique dans un mouvement naturel. Reproduisant, minimalistes, des images de la « cathédrale des vents », cette formation d’un relief complexe et gigantesque formé de seul sable dans le désert de la Namibie, il fige ce « dessin de la terre » rendu possible par le souffle dynamique du vent qui traverse la région. Marquant d’une couche de couleur épaisse les seules faces délaissées par la lumière du soleil, il y laisse émerger des formes moins statiques, déclinaisons gazeuses d’ombres troublent la vision et maintiennent le regard en éveil comme un effet de la sidération face à ces formations vertigineuses.
Par plans successifs, par strates de nuances, Rui Moreira constitue donc ses paysages mouvants, peuplés de passagers qui l’habitent autant qu’ils en modèlent la forme. Ses Passengers, il les imagine durant la pandémie de Covid-19, un cauchemar partagé, à différents niveaux de conscience durant cette période, passant de la terreur des nouvelles sanitaires à la stupeur d’un remède en forme de confinement. L’imaginaire offre alors une forme de mouvement, d’existence à des corps non immédiatement lisibles qui peuplent pourtant ses œuvres.
Délaissant les mises en scène complexes et compositions riches de plans de lecture successifs, d’interprétations jouissives de la figure du réel à l’image de ses iconiques poissons (présentés notamment au Mudam, Luxembourg en 2014), Rui Moreira camoufle ici l’expérience du corps mis à l’épreuve dans sa pratique de peintre, accumulant les détails jusqu’à épuisement des muscles pour offrir des œuvres d’apparence plus simples qui condensent la somme d’expériences accumulées.
N’hésitant pas à user de différents modes de représentation, de la simplification à la conceptualisation, de la reproduction fidèle à l’effacement radical, il retranscrit à travers les vides et les pleins des sommes d’affects qui constituent autant de récits de voyages silencieux mais loin d’être inaudibles. Entre organiques et conceptuelles, les figures d’êtres animés ou inanimés se croisent et se déjouent ; dans leur mouvement, dans leur fuite, tous ces passagers dessinent des formes dont l’accumulation rend plus paradoxale la fixité des paysages et interrogent même la possibilité d’une communauté du regard. Intimement liée à l’expérience concomitante, l’image qui s’imprime en soi se pare des affects nombreux qui habitent le spectateur rendu sur ces lieux solitaires.
L’exposition de la galerie Jeanne Bucher-Jaeger offre ainsi une immersion plus agitée qu’attendue à travers un corpus dont les soubresauts naissent de la confrontation et de l’alternance des techniques entre les œuvres de ce même artiste qui traduit formellement la variété de sensations et la pluralité des perspectives possibles sur le monde qui nous entoure. Peut-être plus profondément encore il embrasse la formation première, dans l’esprit humain, en la rejouant à sa façon, d’une capacité d’abstraction face à l’immense richesse de la nature qui serait elle-même la source d’un imaginaire symbolique tentant d’y imposer un ordre.
Mais, plus ouvertes et riches de toutes les histoires qui les ont habitées, les paysages de Rui Moreira n’ont d’autre prétention que d’inventer des « reflets ». Pareilles à ces lumières spectrales qui restent collées à l’image mentale de nos yeux fermés, les lignes dansent dans l’air et impriment des mirages qui, s’ils peuvent être collectifs, trouvent toujours les raisons de leur mouvement en la particularité de chacun.