Soudain la neige — Maison d’art Bernard Anthonioz, Nogent-sur-Marne
La maison d’art Bernard Anthonioz propose avec Soudain la neige une exposition sensible, poétique et engagée qui déploie un parcours riche questionnant la valeur des formes et de la perception tout en développant un fil narratif unissant l’imaginaire intime à l’universel..
« Soudain…la neige — Commissaire : Caroline Cournède », La MABA du 5 novembre 2015 au 31 janvier 2016. En savoir plus Car la neige, qui sert ici de balise métaphorique à l’exposition, c’est d’abord la modification du paysage familier, un voile du réel sous un blanc uniforme, qui cache autant qu’il souligne ses accidents. Brouillant ainsi les repères, les jeunes artistes invités perturbent les attendus de la représentation en multipliant les biais pour produire l’image. Une mise en perspective amorcée par l’œuvre de Mimosa Echard qui ouvre l’exposition ; en appliquant une couche de peinture sur une photographie argentique puis en la séparant, elle produit une image qui révèle progressivement son origine, la scène finale du film Opération Dragon, qui voit Bruce Lee frapper un à un les miroirs qui l’emprisonnent. Miroir de miroir, la photographie révèle un point d’impact obscur qui fait émerger le souvenir diffus du spectateur dont les stigmates apparaissent par l’arrachement des deux supports.Un procédé qui fait écho à l’intervention de Thu Van Tran sur les murs-mêmes du bâtiment, les recouvrant d’un mélange de latex et de pigments d’hévéa qui va à son tour être retiré. A la manière de la neige, le procédé souligne, dans sa disparition, la trace de son support et révèle les accidents de sa matière donnant à l’œuvre une réelle force. Cette révélation se retrouve également dans la pièce de Jonathan Martin, qui projette une vidéo faite de pellicules 35 mm plongées dont l’image a été dissoute par la javel tandis que résonne un titre de Nirvana diffusé à l’envers, tiré de l’album Bleach (Javel en anglais). La mise en abîme, à entrées multiples, crée un accident du réel qui brouille les détails originels et opère une disparition qui révèle, en la parasitant, la matérialité du son ainsi que la force plastique du film défilant à toute vitesse.
Les paysages éthérés de la série Quand fond la neige (étude) d’Isabelle Giovacchini procèdent également d’un traitement systématique qui les transforme et les recouvre. Glanées sur Internet, ces vues du Mercantour en négatif dessinent des paysages irréels et évanescents qui participent d’un atlas imaginaire et onirique où les éléments physiques se fondent en traits épars, comme une potentialité de représentation imaginaire face au réel. Ce même imaginaire qui est sollicité par la vidéo d’Ilanit Illouz qui présente un fond blanc seulement recouverts des sous-titres du récit émouvant de l’enfance de sa mère. Les bégaiements, les pauses et les silences, retranscrits directement dans le texte qui défile donnent une vision poignante de cette narration sans autre image que ses lettres, ses mots dont les inflexions de taille rendent plus prégnantes les hésitations et approximations de ces souvenirs d’une femme replongée dans sa vie de petite fille.
L’enfance est en effet un des thèmes forts qui parcourent l’exposition, renvoyant à la sidération, à la fascination de nos premiers souvenirs de neige qui, dans nos pays tempérés, marquent d’un sceau commun les imaginaires des enfants. Des souvenirs que Valérie Sonnier, dans une vidéo en suspens où passé et présent s’emmêlent, met en scène avec leur fragilité inhérente. Autour d’une maison de famille, Valérie Sonnier filme à hauteur d’enfant un lieu chargé de son histoire qu’elle confronte aux archives familiales pour en déstructurer le temps et pointer, de la sorte, un imaginaire collectif, la perception par chacun de souvenirs d’expériences jamais vécues. Prolongeant cette concentration du propos sur l’imaginaire et l’histoire personnelle, l’exposition investit ainsi une dimension plus politique, liée à l’histoire collective de l’effacement et de la disparition. Ainsi Philippe Durand présente une série de photographies en 3D représentant des paysages enneigés. Mais sous ces formes mouvantes qui se font et se défont émerge la question de l’invisible et de l’économie de l’image. Ces photos, imprimées à Hong-Kong pour des raisons économiques deviennent le reflet d’un monde de flux mondialisé. Leur proximité ne doit pas tromper, elles sont le produit même d’une logique économique qui les amène à parcourir des milliers de kilomètres, à porter en elles les traces d’un monde dont les frontières sont devenues des arguments financiers.
Benjamin Hugard, lui, présente un négatif de photographie sur lequel se perçoit à peine le mot « capital », vestige d’un tag maladroitement effacé qui, en suivant les contours des lettres, n’a fait qu’atténuer la visibilité pour en renforcer la valeur subversive, comme la cicatrice lancinante d’une société qui ne peut cacher ses stigmates. Cette réflexion sur l’absence s’accompagne de son envers et, chez Cécile Hartmann, c’est la présence des cicatrices qui fait question. Ses photographies d’arbres soumis à l’explosion d’Hiroshima se confrontent à des images posées à même le sol qui questionnent des moments de crise américaine. Cette mise en parallèle, loin de ne constituer qu’une symbolique de la dénonciation, tente de construire un propos qui explore la complexité de notre monde dans sa forme même ; une installation composée de strates entremêlées en un système évoquant les plaques tectoniques qui régissent les continents. Enfin, une deuxième installation de Thu Van Tran évoque à son tour un épisode dramatique de l’histoire avec des sérigraphies qui reprennent les couleurs utilisées pour symboliser les agents chimiques employés par l’armée américaine lors de la guerre du Vietnam. Derrière la simplicité de bandes de couleurs superposées, Thu Van Tran aborde avec une grande intelligence la standardisation et la systémisation de la mort. Ces tableaux à l’esthétique minimaliste et élégante cachent ainsi une réflexion acerbe sur ces mélanges terribles destinés à la destruction.
L’exposition Soudain la neige offre ainsi un faisceau de lectures et de thématiques qui se croisent, dialoguent et se confrontent pour mettre constamment le visiteur au cœur de sa propre réflexion. Du micro-local de souvenirs particuliers et d’émotions intimes, ce très beau parcours nous mène jusqu’aux épisodes les plus déchirants de notre histoire. Son fil narratif dessine ainsi un monde fait de liens, visibles ou non, qui nous parcourent et font de chacun de nous un élément universel, le réceptacle possible d’une histoire à repenser, la terre vierge prête à recevoir l’immense intensité des premiers flocons de neige.