Tacita Dean & Julie Mehretu — Galerie Marian Goodman
La galerie Marian Goodman présente une exposition aussi inattendue qu’émouvante de deux grandes artistes qui mettent leur complicité et leurs questionnements respectifs au service d’une installation complémentaire dont la simplicité et l’évidence fait toute la réussite.
« Tacita Dean & Julie Mehretu », Galerie Marian Goodman du 8 juin au 20 juillet 2018. En savoir plus Figure de proue, sans pour autant se confondre avec l’explosivité qu’on leur accole généralement, des New British Artists, Tacita Dean développe depuis le début des années 1990 un œuvre marqué par la question du temps, de son passage et de la matière. Plus connue pour son usage du film et son attachement à ce support, c’est sur papier que se décline aujourd’hui à la galerie Marian Goodman ce projet en collaboration avec son amie de longue date Julie Mehretu. L’Américaine, vedette d’une peinture abstraite au lyrisme tantôt architectural, tantôt organique, propose ici des œuvres simples, à distance des fresques monumentales colorées qui l’ont fait rentrer dans les plus grandes collections du monde.D’emblée donc, on est frappé par le ton définitivement intimiste de cette exposition en duo qui tranche avec les attendus d’une telle association. On entre ici dans un espace de dialogue, une simplicité et une évidence qui semblent semer les carrières respectives de ces deux artistes pour profiter, le temps d’une rencontre, d’un véritable échange qui ne manque pas pourtant de toucher à l’essentiel de leur travail respectif. Car c’est précisément autour de leur galeriste, Marian Goodman, qu’est né ce projet mené en parallèle de la réalisation de 90 monotypes qui sont autant de bougies d’anniversaire qui lui sont offertes cette année. Une double présentation qui s’écarte d’autant plus des attendus de ces deux figures internationales qu’elle joue du hasard et de la raison, d’accidents heureux, à l’image de ce cliché raté que chacune, à différents moments de leur vie, ont réalisé ; un autoportrait involontaire capturé tandis qu’elles manipulent leur Polaroid en compagnie de leurs enfants.
On entre ainsi dans ce parcours marqué par cette liberté, cette récréation de la création aux allures de jeu que se sont imposées les deux artistes qui nous gratifient pourtant, au rez-de-chaussée, d’une première salle assez chiche où une série de très belles éclipses de Dean côtoie une grande toile de Mehretu. Comme une première mise en retrait derrière l’identité si forte d’un lieu empreint de celle qui l’a fondé. Car tout se joue en contrebas, dans la grande salle du sous-sol.
Là, dans leur singularité, chacune des deux artistes développe une série de monotypes qui, derrière leur opposition première, couleur contre noir & blanc, intensité du trait contre épaisseur statique de la marque, abstraction filaire contre images imprimées servant de support, se conjuguent en une mélodie qui donne son nom à l’installation. Cette variation monumentale à deux voix dont l’accrochage, circulaire et sans temps mort, invente une lecture en continu qui plonge le spectateur au creux d’une boucle infinie, comme au cœur de cette bobine de film tout autant qu’au centre du roulement perpétuel de l’océan, deux éléments prépondérants dans l’œuvre de Tacita Dean. Toutes ces propositions simples, lignes directes et évidentes deviennent alors parties d’un tout qui ne se fixe jamais et semble persister dans son mouvement même après qu’on l’a quitté.
Tacita Dean, à travers la multitude de cartes postales émaillant les cimaises de la galerie, poursuit son obsession de rendre tangibles, face au passage du temps qu’elle ne cesse de questionner, les figures, les affects qui continuent de s’y écrire. En usant de peinture pour couvrir les couleurs imprimées, soumises à une dégradation « historique », elle exhume du passé ces visions sans tomber dans l’écueil de la nostalgie ; loin de partir à l’assaut d’un temps révolu, elle s’attache à en faire émerger ce qui persévère dans notre présent. Cette charge émotionnelle de la carte postale, de l’image partagée qui, évidée de sa fonction première, exilée du circuit de la communication intime entre particuliers, devient support d’un dialogue sans mots entamé avec chacun des visiteurs. En aveuglant précisément le dos de ces cartes, supports de messages et politesses formelles, elle rejette le « hors-champ », l’annulant presque en le rendant caduc ; tout est livré sur l’endroit. Avec quelques traces de peinture, avec une simple perforation, Dean donne une vie intense à ses images sans jamais se départir d’humour et de justesse, en fait autant de moments de grâce suspendus et accessibles. Ses saynètes retouchées montrent ainsi toute la minutie et l’amour de ce support fragile de l’image imprimée qu’elle sublime de quelques traces qui répondent parfaitement aux dessins de Julie Mehretu.
Ses compositions, presque à l’opposé de l’efficacité visuelle de la proposition de Dean, sont autant de célébration de la création et scandent, dans leurs variations d’intensité, le rythme de cette présentation duale. Ses œuvres apparaissent ici comme des instantanés d’émotion, des paysages mentaux. Autant de réponses aux cartes postales de Dean sous forme de sensations à partager, une communication non verbale qui traduit un rapport de la main comme ouverture à l’extériorité, à la transmission ; le corps se fait outil direct de retranscription du sentiment. Cette simplicité essentielle et l’économie de moyens qui la servent nous renvoient à l’origine de la communication ; la main comme outil premier capable d’adopter tout élément à sa portée pouvant laisser trace pour inventer du nouveau, pour abstraire une idée de son enclos mental et la projeter dans un retournement qui la rend à son tour abstraite, dans le champ du réel.
Esthétiquement l’association entre les deux artistes fonctionne ainsi à merveille dans le très bel espace qui leur est dévolu. Une association si sobre et intelligemment menée qu’elle ne peut qu’aiguiser notre appétit et le souhait d’en voir plus, notamment à travers une présentation jouant encore plus sur l’intimité et le parcours accidenté que les deux alcôves de la galerie pourraient aider à réaliser. Un espoir comme une promesse tant cette Monotype Melodie aura su nous embarquer dans sa ronde.
Attention : en juillet, la galerie sera fermée le samedi.