Thomas Ruff — Tableaux chinois
Première exposition en galerie à Paris depuis 2006 de Thomas Ruff, Tableaux chinois fait figure d’événement à la galerie David Zwirner et constitue une belle occasion de regarder de près les œuvres du maître, qui continuent de fouiller, sans dogmatisme, la force des images et de mettre à jour ce concept qui a guidé ses recherches d’une possibilité de leur grammaire.
« Thomas Ruff — Tableaux chinois », Galerie David Zwirner du 14 janvier au 6 mars 2021. En savoir plus Figure de la photographie contemporaine et icône de l’école de Dusseldorf ayant redéfini les règles d’une production artistique visant à user de méthodes diverses de la reproduction pour articuler une réflexion autour de l’image, dans sa production comme dans le rapport intime qu’entretiennent avec elle nos sociétés modernes, il présente un ensemble de nouvelles images poursuivant ses recherches autant qu’il agite des questions politiques contemporaines. Du pouvoir de la représentation à la représentation du pouvoir, le trajet s’opère bien souvent en aller-retour et l’érection d’un vingtième siècle à la faveur de propagandes médiatiques à l’échelle industrielle continue de donner le pouls de l’organisation géographique et sociale d’un monde qui se définit dorénavant à travers elles. Une confusion généralisée qui polarise les diversités en idéologies concurrentielles que Thomas Ruff, dans sa dernière série, déconstruit en faisant jouer les hiatus inhérents à toute forme de représentation, s’appuyant ici sur des points techniques propres à l’impression analogique d’images dont il perturbe, en y opérant des retouches numériques, la grille de lecture.Puisant au sein de sa collection de magazines de propagande La Chine, publiés entre la fin des années 1950 et les années 1970, Thomas Ruff récupère des images qu’il numérise pour superposer leurs clones dont la trame en demi-teinte est convertie en accumulation de pixels plus ou moins grands. L’image ainsi devenue un condensé de techniques numériques et analogiques se voit enfin réorganisée par le photographe qui en isole des parties entières pour créer un rendu nouveau, perclus des marques techniques de sa fabrication.
Fondamentale, la figure de Mao Tsé Toung, à l’origine de ses recherches autour de cette photographie de propagande devient le modèle majeur d’une iconographie qui aujourd’hui encore, foudroie le regard. La quiétude du secrétaire national, tantôt affairé à l’écriture, tantôt contemplatif serein d’un avenir vers lequel il semble nous mener se voit disjointe du principe de réalité qui semble s’écouler sous ses pieds. À ses côtés, dans un ciel immaculé, les avions semblent danser dans des parades où engins militaires et membres de l’armée côtoient la grâce symbolique de danseuses, la majesté de fleurs dont les charmes contradictoires nous installent dans une quiétude trompeuse. Les carrés de couleurs évanescentes, comme autant de pixels maximisés se pullulent alentour, remplaçant les biffures du passé pour devenir une nouvelle arme d’invisibilisation du présent, en douceur. Des formes qui estompent avec une certaine grâce, empruntant au vocabulaire d’une esthétique minimale pour participer d’un attrait de séduction dont Thomas Ruff joue lui-même, fomentant à la suite de cette iconographie passée une attraction pour un imaginaire nostalgique, un nuancier « vintage » qui rend sa complexité au charme de l’image.
La technique devient, comme à son habitude avec Thomas Ruff, un outil plastique dont il use comme d’un pinceau pour tracer dans l’image des zones d’indétermination, des contrepoints à la reproduction fidèle d’un réel ici entièrement reconstruit pour une diffusion pleine de sens. Autrefois marquée par le message qu’elle synthétisait, elle apparaît aujourd’hui chargée d’artifices de mise en scène et d’agencements dont la lecture paraît renouvelée. Des éléments illisibles deviennent ici des masses, des zones floues semblent recéler de mystères qui en bouleversent la lecture. Peintures d’un temps ancien, les images réintègrent leurs sujets dans un panthéon qui nous touche directement et l’intervention de Thomas Ruff en offre une relecture sensible qui, si elle insiste sur leur appartenance au passé, nous évite de tomber dans le piège d’une idéalisation esthétique qui les croirait définitivement obsolètes.
S’il ne réalise plus lui-même de photographies à proprement parler, ses pérégrinations au sein de l’iconographie contemporaine et l’acte de reproduction, leur passage sous le faisceau lumineux du scanner devient une écriture de la lumière pensée à nouveau frais, une photographie sans possibilité de nouveaux rejets ; Thomas Ruff boucle en quelque sorte la vie de l’image en lui adjoignant son double, tentative d’épuisement par la tautologie qui en révèle fatalement les limites. Elles continuent ainsi de semer dans le présent les germes d’une séduction qui oscille entre légèreté et actualité de sa menace tant les cultes de personnalités organisés par les pouvoirs eux-mêmes inondent les paysages urbains de nombreuses régions du monde. Car Thomas Ruff n’a jamais cessé d’alimenter son travail, depuis ses plus jeunes années, par un regard avisé sur d’autres médiums, que l’on évoque l’influence de la peinture, de la sculpture ou de la vidéo dans son travail. En parallèle la galerie présente des tableaux d’œuvres emblématiques qui restent dans la logique d’effacement et de discrétion de l’artiste et laissent, là encore l’interprétation ouverte.
Au-delà de la méthode, c’est bien la confrontation avec une série singulière et inédite de l’artiste qui fait ainsi événement à travers cette exposition, dessinant le reflet ambigu du passé dans une actualité percluse d’enjeux sanitaires, économiques et sociaux où les discours de propagande retrouvent leur prévalence. Face aux nouveaux usages de l’idéologie Thomas Ruff nous plonge dans une réflexion profonde et empreinte de légèreté amère qui s’empare des images pour en dérouler la charge significative.