Tracey Emin — Musée d’Orsay
Invitée par le musée d’Orsay à concevoir une exposition autour de son fonds de dessins, Tracey Emin y propose jusqu’au 29 septembre un parcours en deux temps où les silhouettes de ses femmes font écho aux compositions de maîtres du XIXe siècle dans une mise en scène somptueuse.
« Tracey Emin — La peur d’aimer — Orsay vu par Tracey Emin », Musée d’Orsay du 25 juin au 29 septembre 2019. En savoir plus Face aux études magistrales de Degas, face à ces regards sur des corps alanguis, les femmes de Tracey Emin offrent elles aussi une forme de quiétude qui ne fait qu’augmenter le volume de violence qui sourd en elles. La mort et l’amour se fondent en un sentiment unique mais pas univoque qui, s’il exacerbe la sensualité, s’ancre bien plus dans l’introspection que dans la mise en scène. Le corps de femme se fait ici écho d’un sentiment de vide par expansion, un paradoxe affectif qui fait se conjuguer mélancolie et anxiété pour l’avenir, peur d’un trop-plein de pouvoir. La série de dessins réalisée pour l’occasion révèle, disons-le d’emblée, toute la fragilité et la force de cette artiste semblant respirer à pleins traits, affirmant autant que retenant ces lignes tremblantes de corps qui ont vécu, connu et éprouvé l’amour si intensément qu’elles le craignent, craignent de le briser, d’en fuir la possible culpabilité pour poser l’onguent sur les symptômes de la victime. La peur d’aimer accepte donc, envisage avec le délice de la souffrance la solitude, donne des nouvelles du personnage Tracey Emin, qui n’hésite pas à évoquer sa propre condition amoureuse autour de cette série, autant que des nouvelles du monde. Seul et peuplé de toutes ces intensités qui le parcourent, de la violence crue du désir et de l’idéal éthéré des corps. Une poésie du chiasme qui résonne en continu dans ce parcours à la symétrie indicible, juxtaposant dans deux espaces conjoints les productions de l’artiste et sa sélection de dessins dans le fonds du musée.Lire notre portrait de Tracey Emin
Autour d’un court poème se déclinent donc des portraits sans identité, à l’exception de la sienne, plastique, de femmes dont l’attitude et les poses entretiennent une ambiguïté fondamentale qui brouille l’apparente force de corps qui se donnent, apparemment nus pour la plupart. Des lignes tortueuses, parfois à peine suggérées dessinent des femmes tantôt alanguies, tantôt de pied, portant pour certaines d’entre elles une forme de voile qui les rapproche de figures de nonnes, comme autant d’actualisations de la mise à l’écart de l’amour. Car à lire les titres qui nomment et accompagnent les œuvres, « Je te désirais tant — mais cela était dans mon esprit », « Suffocant », « Tu étais là une fois encore », une histoire intime émerge, une histoire qui déploie dans la solitude de corps alanguis l’assimilation d’un rejet ; celui de l’amour. La feuille elle-même, qui supporte ces dessins, ploie sous l’acrylique qui la gondole et la soumet, elle aussi, au processus d’un temps qui la détruit, qui en brise la lisse apparence. Sans en renier donc la beauté, le tourment brutal devient matière à exposition. Elle qui n’a jamais craint d’attiser les braises du regard sait à merveille convoquer les esprits pour rendre toute la flamme aux sentiments ; une prouesse frontale ici parfaitement rendue par ce voyage dans les miroirs romantiques du XIXe siècle. À travers les jalousies, les corps s’exhibent aux regards voyeurs ; à travers la jalousie, la chair exulte et expire dans des traits qui achèvent son intégrité même. Dans ses dessins, les muscles se font vaisseaux, les regards s’exfiltrent, les sexes se brouillent et les silhouettes se font spectres. Un tourment qui prend une dimension plus marquée dans la présentation des œuvres dessinées.
Des mondes où rien n’est facile, où les amants, quand ils sont réunis, voient leurs corps séparés par des barreaux ou s’entrelacent en une chimère effrayante (Le Baiser et la Femme nue assise sur les genoux d’un homme de Steinlein). Si le corps de femme y est à l’honneur avec de véritables chefs-d’œuvres, la sensualité oscille ici toujours sur la ligne de crête qui la précipite vers la mort. De la superbe « Madame La Mort » de Gauguin jusqu’aux gisantes de Degas, dans sa série d’études pour Scène de guerre au Moyen-Age. Mais le sont-elles vraiment ? Dans leur solitude, elles apparaissent comme autant de femmes meurtries certes, mais possiblement en lutte avec les démons du tourment, portant la main sur leur front dans une détresse qui n’occulte pas le plaisir. C’est ainsi les jambes croisées que Steinlein figure sa femme nue, apparemment concentrée sur des songes qui n’ont pas besoin de témoins, quand une femme d’Albert Besnard pleure, le visage caché dans ses bras, sur son chevet. En contrepoint, un dessin magnifique et vertigineux de Jules-Bastien Lepage présente une silhouette minuscule qui n’en prend que plus de force, celle du Chasseur, figure métaphorique qui symbolise ici ce « toi » auquel Tracey Emin semble s’adresser. Un « toi » anonyme donc, presque imperceptible et bien peu menaçant, perdue dans l’immensité d’un contexte qui paraît définitivement plus dangereux, ce paysage de sentiments qui s’apprête à le perdre, ce « toi » devenu « nous » victime à venir de l’effondrement d’un monde, de la fin inéluctable de tout amour. Seule issue, le romantisme solitaire du chat, aussi prompt à l’affection qu’autosuffisant, dont la figure se décline ici avec Léon Bonvin et Théophile Steinlein. Encore une fois, symbole et naïveté soulignent ici la profonde implication d’une artiste dont le goût de la limite impressionne par l’équilibre, presque inattendu qui émerge de cette litanie de sentiments contraires et contradictoires.
C’est donc à un torrent d’émotions que nous confronte l’artiste tout en parvenant à maintenir une véritable économie du trait, une sobriété de la ligne et du choix dont les imperfections, les répétitions sont autant d’appats pour nous aimanter dans son monde, dont elles-mêmes soulignent le tumulte. À l’image notamment du lit dément qui borde la silhouette de You were here Again. Avec La Peur d’aimer, Tracey Emin réussit ce tour de force d’inscrire au cœur de son œuvre des doutes aussi intimes qu’immanquablement épandus en notre esprit, une peur viscérale et solitaire qu’elle exfiltre d’un être à tous les autres pour laisser transparaître cette bivalence de force et de fragilité. Une ode inquiète, lascive et foudroyante à l’amour.
Des blessures qui sont autant de stigmates d’une expérience qui l’arme aujourd’hui de souvenirs, de manques et de victoires qui dessinent la cartographie d’un imaginaire constellé de douleurs, de jouissances enfouies, de passions vivaces et d’amours sublimes, aussi oppressantes que terriblement contagieuses et, par extension, délicieusement fertiles.