Tracey Emin
Née à Londres en 1963, Tracey Emin se fait connaître dans les années 1990 avec un œuvre très personnel et une frontalité radicale où intimité et recherches plastiques s’emmêlent dans des présentations audacieuses et touchantes.
Membre éminente de la génération désignée sous le nom des Young British Artists et sélectionnée au prix Turner en 1999, Tracey Emin devient rapidement une personnalité influente et connue du grand public britannique. Si ses œuvres, exposées dans le monde entier, font désormais partie des collections les plus importantes, Tracey Emin n’a jamais perdu la radicalité d’une audace qui s’est affinée au fil des ans.
Fortement influencée par des peintres tels qu’Edvard Munch et Egon Schiele, la démarche de Tracey Emin s’émancipe rapidement de la seule représentation pour explorer la mise en scène de soi et la narration en offrant, à chaque nouveau projet, une poétique romantique, cruelle, pathétique et ironique parcourue d’éléments de sa propre histoire. Défendue à Londres par la très puissante White Cube Gallery, Tracey Emin décline un univers provocant et sensuel où sexualité et sens cohabitent pour inventer une généalogie du désir, d’exister autant que d’aimer.
Installations, peintures, photographies, sculptures, et formules écrites sculptées par des tubes luminescents constituent l’essentiel d’un vocabulaire artistique qui, malgré sa grande diversité, offre une cohérence impressionnante. De ses débuts où, repérée par Charles Saatchi aux côtés de la jeune scène anglaise (Jake & Dinos Chapman, Damien Hirst, Chris Ofili, etc.), le monde de l’art se souvient de son installation Everyone I Have Ever Slept With 1963-1995, une tente de camping où étaient cousus les noms de toutes les personnes avec lesquelles elle avait « couché ». Une ambiguïté lexicale analogue à celle déclinée en anglais qui laissait planer une ambiguïté féroce entre jeu d’enfant dans une cabane imaginaire, loisir populaire et intensité des relations sexuelles.
N’hésitant pas à exposer ses propres traumatismes et son histoire, Tracey Emin révèle très tôt la portée autobiographique de certains éléments, à commencer par le viol qu’elle subit dans son enfance. Un éclairage terrible sur un œuvre qui s’est décliné en mise en scène, sans glorification ni pathétisme feint, de sa personne. Après avoir côtoyé, dans sa jeunesse, le groupe « Stuckism », un mouvement fondé par son partenaire d’alors Billy Childish et Charles Thomson (et dont elle est à l’origine du nom de baptême lors d’une dispute) qui prône une réinvention de l’art à travers la figuration, une recherche quasi-spirituelle qui s’attaque avec constance aux formes conceptuelles contemporaines, Tracey Emin fait d’elle le « sujet » de sa première présentation d’envergure. Alors qu’elle n’a pas trente ans, elle conçoit pour sa première exposition personnelle à la White Cube Gallery, sa propre rétrospective, alignant de nombreux documents, photographies, dessins, jouets, lettres et autres souvenirs de son enfance, de son adolescence et de ses premières années de vie d’adulte (My Major Retrospective, 1963-1993). En mettant sur un même plan toutes ces périodes, l’artiste semble amorcer d’emblée la nécessité intrinsèque de sa subjectivité dans la production de messages, d’images et de mondes à venir. Une relecture romantique et radicale d’un expressionnisme qu’elle s’approprie et dont elle fait de sa personne, de son corps même, le prisme par le biais duquel se lisent des émotions et histoires qui la dépassent, aimantent sa condition personnelle comme elles polarisent les stigmates d’une culture partagée.
En 1999, elle participe au Turner Prize avec My Bed, une synthèse fascinante de son travail qui installe le propre lit de l’artiste parsemé de détritus (du plus anodin aux plus symboliques avec des préservatifs usagés, des culottes tâchées de sang) dans l’état qui fut le sien après une période de dépression. Si elle ne remporte pas le prix cette année, le scandale provoqué amorce la carrière médiatique de celle que des médias anglais surnommeront, dans un raccourci dont ils ont le secret, l’artiste au linge sale. Une réputation de provocatrice que l’artiste gagnait deux ans auparavant avec une intervention devenue célèbre à la télévision britannique où Emin, fortement éméchée, multipliait les grossièretés à l’antenne d’un débat qu’elle quitta autour de ce même prix Turner. Moins connue de ce côté de la Manche mais emblématique pour le grand public, Tracey Emin présente en 1999 lors d’une exposition collective à la Blue Gallery de Londres une série de dessins célébrant, dans des élans lyriques, la princesse Diana.
Se concentrant durant la suite de sa carrière sur une démarche plus figurative, elle représente en 2007 la Grande-Bretagne lors de la Biennale de Venise avec une série de peintures qui fait date, The Purple Virgins, au sein de laquelle elle figure son corps, son bassin, ses jambes et son sexe tandis qu’elle expose conjointement une série d’aquarelles autour de son avortement. Un miroir frontal qui dépasse le paradoxe pour enfoncer dans la représentation une dynamique de la vie et de la sexualité libérée des codes de la bienséance et dont l’exposition offre précisément une possibilité d’émancipation vers des horizons où l’intime se meut en possible universel.
Elle a érigé dernièrement une installation d’envergure aux allures de déclaration d’amour à une Grande-Bretagne ouverte sur le monde, I Want My Time With You (2018), à la gare St. Pancras International de Londres. Celle-là même qui accueille les passagers de l’Eurostar en provenance de l’étranger ; une installation qui suscite, jusque derrière nos frontières, l’attention de médias généralistes percevant en elle un cri de révolte contre le Brexit qui agite son pays. Elle présente en 2019 sa première exposition dans une institution française, le musée d’Orsay, La peur d’aimer, qui confronte ses dessins à ceux de grands maîtres du XIXe siècle.
Lire notre critique de l’exposition Tracey Emin, La peur d’aimer
Alignant les paradoxes sans pour autant perdre son intensité, l’œuvre aujourd’hui bien plus sage et reconnu de Tracey Emin continue pourtant de prouver sa force, sa vibration intense capable de toucher une multitude de publics et d’inventer sa propre voix. Derrière l’évidence plastique de ses formes, derrière la vraie-fausse naïveté qui peut parfois les animer se cache un investissement total envers son art, une consanguinité entre subjectivité, personnalité et production, qui continue de faire d’elle une artiste incontournable de ce siècle.