Donatien Grau — Programmes contemporains du musée d’Orsay
Le musée d’Orsay présente depuis le 25 juin une exposition exceptionnelle de Tracey Emin, La peur d’aimer, qui orchestre un dialogue fécond entre ses propres œuvres réalisées pour l’occasion et une sélection de dessins issus du fonds du musée. Rencontre avec Donatien Grau, conseiller pour les programmes contemporains du musée d’Orsay et collaborateur de ce projet qui revient avec nous sur cette exposition et la politique contemporaine du musée.
Guillaume Benoit : Pourquoi avoir pensé à Tracey Emin pour ce projet ?
« Tracey Emin — La peur d’aimer — Orsay vu par Tracey Emin », Musée d’Orsay du 25 juin au 29 septembre 2019. En savoir plus Donatien Grau : Parce que, d’abord, c’est une des plus grandes dessinatrices vivantes, une artiste d’ampleur internationale titulaire de la chaire de dessin à la Royal Academy of Arts de Londres, qui n’a jamais exposé en France. Elle avait déjà fait à Vienne et à la Tate, des expositions en dialogue avec des collections ou un artiste. Or le musée compte environ 40000 dessins dans son fonds dont pratiquement aucun n’est exposé en temps normal, à cause de leur fragilité. C’était donc l’occasion d’une première grande exposition dans une institution française et d’un regard sur les collections du musée.Lire notre critique de l’exposition Tracey Emin, La peur d’aimer au musée d’Orsay
Comment s’est déroulée, concrètement, cette collaboration ?
Tracey Emin a d’abord eu accès à l’ensemble du fonds de dessins du musée ; de là est née cette série de dix-sept dessins puis, dans un second temps, elle a opéré la sélection de dessins de la collection et a écrit un poème. C’est une véritable invitation à laquelle elle a répondu avec beaucoup de générosité et d’attention ; du choix des œuvres à l’accrochage en passant par la couleur des murs. Un travail d’artiste, de poète et de commissariat.
Que ressort-il de ces choix ?
Une volonté de présenter à la fois une encyclopédie des formes de « la peur d’aimer » et, c’est l’une des forces de l’exposition, une encyclopédie des formes de dessin. Parce que c’est aussi une exposition sur la technique en elle-même. Vous pouvez voir sur les œuvres qu’elle a réalisées des traces de pourrissement, le papier est appréhendé comme une matière vivante. Les dessins sont donc tantôt du côté d’une forme d’expressionnisme, de violence, tantôt d’avantage du côté de la subtilité, de la technique.
Vous y retrouvez quelque chose de propre à la collection dans la série de dessins de Tracey Emin ?
Ce que l’on retrouve des deux côtés c’est la fragilité des corps, la violence, la présence des femmes, manifestée en ce moment au musée par un parcours spécifique et par l’exposition Berthe Morisot. Mais c’est aussi une technique d’artiste, particulière, propre face à une encyclopédie de formes. Il ne s’est ainsi pas agi pour elle d’imiter les dessins des collections mais d’offrir son regard. C’est son regard qui permet de proposer une autre lecture des dessins présents au musée d’Orsay.
Ce regard apporte-t-il quelque chose de nouveau ?
Tracey Emin est une artiste qui a un rapport très fort à l’art français, comme on le voit notamment avec les dessins de Degas présentés dans l’exposition mais aussi plus largement avec l’histoire de l’art — elle a conçu, dans d’autres institutions, des dialogues avec Schiele, Bacon, Turner, etc. Ce qui est intéressant, c’est le rapport très personnel qu’elle entretient avec celle-ci. On perçoit ici la volonté de ne pas être dans le « canon » de l’histoire de l’art telle qu’elle s’écrit aujourd’hui, d’aller chercher dans les coins avec notamment la mise en avant d’Ernest Laurent et Bastien Lepage, qui ne sont pas les figures les plus connues de l’histoire du XIXe siècle telle qu’on la lit d’ordinaire. Il y a bien sûr, dans sa sélection, des œuvres canoniques de Gauguin et de Degas, mais aussi de nombreuses œuvres de Steinlein, très présent dans le fonds du musée. Ce sont des aspects de la collection qui ne suivent pas la hiérarchie habituelle de la genèse de l’art moderne et, en cela elle nous offre véritablement son regard sur celle-ci. D’autre part, étant une des grandes figures féminines de l’art aujourd’hui, elle offre et thématise une telle perspective. C’est un regard de femme sur les collections du musée.
Lire notre portrait de Tracey Emin
Cela entre dans une volonté de féminiser la programmation ?
Cette perspective de « féminisation » s’inscrit dans une relecture de l’histoire du XIXe siècle, aujourd’hui : de donner à voir des regards différents, des aspects différents de la collection. Avec l’exposition Berthe Morisot et le parcours « Femme, art et pouvoir » il s’agit de rendre sensible des aspects entiers de l’histoire qui n’ont pas véritablement été intégrés dans les récits historiques dominants. Mais il s’agit aussi, en même temps, de donner voix à l’histoire, et de permettre à des figures de la création contemporaine de venir entrer en résonance avec les collections et la programmation.
Cette invitation s’inscrit dans le cadre plus général d’une ouverture du musée à l’art d’aujourd’hui ?
Elle suit en effet la ligne d’une série entamée avec Julian Schnabel et poursuivie avec Glenn Ligon (visible jusqu’au 21 juillet). Une politique lancée par la Présidente Laurence des Cars d’invitation aux artistes afin qu’ils se sentent ici chez eux. Cézanne disait « Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire », Orsay est aussi ce livre pour les artistes d’aujourd’hui. Et quand nous pensons aux artistes, il ne s’agit pas seulement d’arts visuels, mais aussi de poésie, de danse, de théâtre, de musique, comme on peut le voir dans nos différents projets, notamment avec la nouvelle série de vidéos autour d’une œuvre de la collection.
Voir la nouvelle collection de vidéos du musée d’Orsay
Pour finir sur une note plus personnelle, y a-t-il un dessin qu’elle vous aurait fait découvrir ?
Le Chasseur de Bastien Lepage, qui est un dessin extraordinaire, mais ce n’est pas le seul. Voir ainsi mis en valeur Madame La Mort de Gauguin, dessin légendaire, est un privilège. Parmi tant d’autres…