Bianca Bondi — VNH Gallery
Bianca Bondi, née en 1986 à Johannesburg et basée à Paris, présente à la VNH Gallery une exposition personnelle jusqu’au 27 juillet qui offre une plongée dans son œuvre singulier et passionnant.
« Moths drink the tears of sleeping birds » naît d’une observation fantastique par un chercheur au cœur de la forêt amazonienne. À la faveur d’une nuit noire, un oiseau plongé dans un sommeil profond reçoit la visite d’un papillon qui, posé délicatement sur son crâne, boit à l’aide de sa trompe les larmes formées à la commissure de ses yeux. Le phénomène de lachryphagie, connu notamment aux dépens des mammifères, est bien plus rare chez les oiseaux ; accroché aux branches d’un arbre, ce dernier ne semble pas s’en émouvoir. La scène pourtant, paraît presque violente et l’énergie déployée par le papillon laisse même supputer la possibilité qu’il injecte un anesthésiant lors de son forfait.
De ce rite secret, à mi-chemin entre la légende animiste et la rationalité de l’observation éthologique, Bianca Bondi décline une série d’œuvres qui, si elles ne l’évoquent que de loin, s’en nourrissent à leur tour comme une basse sourde résonnant dans la séquence qu’elle déroule sous nos yeux. Car ce papillon lui-même répond au nom évocateur, en français, de gorgone Macarea, redoublant la convocation de l’humanité dans cette action ancrée dans le champ de l’instinct naturel.
Une bivalence qui fait écho à la pratique générale de Bianca Bondi qui intègre, au cœur de dispositifs aux allures de protocoles expérimentaux, une fantaisie du décalage offrant une plongée vers l’imaginaire qu’elle nourrit d’influences historiques, philosophiques, culturelles et ésotériques. Par le choix de ses éléments, par l’inattendu de ses inventions, additions et idées qui sont autant de fulgurances dans des environnements qui d’ordinaire les noient, son œuvre glisse sans cesse de l’expérimental à l’expérimentation. L’oxydation, la fanaison des fleurs deviennent autant de glacis qui perturbent les couleurs et motifs de compositions dans l’espace où fragilité et force s’emmêlent pour brouiller la simplicité banale d’éléments du quotidien. Sur les cimaises de la galerie sont ainsi déployées des toiles qui organisent la rencontre d’un imaginaire, le sien, avec les accidents de la matière. Proches du chaos cosmique, leurs surfaces, habitées initialement de dessins réalisés par l’artiste, se voient recouvertes de couches successives de matériaux (sel, latex, pigments, etc.) qui viennent les éroder peu à peu, s’abreuvant tels des gorgones Macarea de leur disparité pour organiser par suite leur propre déplacement sur la toile. Leur vie nouvelle se lit comme l’expérience de l’expérimentation.
À l’image du récit initiateur, l’histoire s’imagine plus qu’elle ne se comprend et s’appréhende dans la stase restante des accidents dont elle a été victime. Ce souffle initial, recouvert et presque invisible continue pourtant de hanter des œuvres qui leur doivent leur singularité ; un jeu de croyances, d’illusions et d’application concrète d’une philosophique de l’ontologie qui se poursuit dans la matérialisation du mythe chrétien. En effet, au centre de la pièce se dressent trois figures humanoïdes, une trinité d’ Ectoplasms respectivement désignés sous le nom de « Saint-Esprit », « Mère » et « Fils ». Tous trois se suivent en prière et se voient constitués d’éléments disparates qui font communiquer leur tronc avec un visage symbolique d’amphore ou d’assiettes. Autour de leur corps se nouent des racines et autres plantes séchées qui répètent la métaphore de l’eau, de la larme, ici absente physiquement mais bien prégnante dans la valeur expiatoire du mythe de la Trinité.
Le corps se fait alors fantaisie parcourue par une racine qui ne lui donne pas vie autant que symbole absolu auquel la mort ne provoque jamais la fin. Ce paradoxe, encore, trouve son origine dans la revendication par Bianca Bondi d’influences ouvertement spiritistes et animistes analogues aux traditions qui rythment la vie en Afrique du Sud. En cela, elle perpétue un mouvement proche du chiasme en y adjoignant une passion sans faille pour la science dure et les mathématiques. Aussi expressif et plein d’anecdotes, de touches personnelles et d’affects que parait son art, il n’en est pas moins parcouru d’une volonté de dépersonnalisation qui ajoute encore une dose d’incertitude dans sa réception.
Mais plus encore elle se fait ici à son tour gorgone Macarea pour forcer le regard à soutenir ce monde sans le filtre des larmes et sa perpétuelle beauté ou, à tout le moins, l’intérêt que sa destruction, que sa transformation entretiennent. Il en va ainsi de l’installation qui ouvre le parcours, revenant sur un événement qui aura fait couler bien des larmes en refusant de s’appesantir sur sa tristesse, avalant à son tour ce chagrin pour en épandre la vie alentour. Have you accepted Christ as your personal savior ? imaginée après l’incendie spectaculaire de l’église Notre-Dame, le rapporte à un « épisode » dans la vie d’un site religieux que l’on estime, depuis la découverte d’un pilier des Nautes, avoir accueilli un temple gallo-romain avant sa préemption chrétienne. En érigeant des crucifix autour de ce qui apparaît comme un arbre, Bondi réunit les croyances païennes à une religion qui s’en est plus que nourrie, tout en laissant planer la réalité scientifique, presque blasphématoire d’un Jésus raccroché à sa branche. Une involution « mécréante » qui ne manque pas de drôlerie en ces temps où la religion continue de charrier avec elle une vision obscurantiste de notre propre métabolisme.
Dans la globalité du parcours, les œuvres prennent ainsi toute leur cohérence en présentant un mélange d’artefacts qui semble dessiner un autel et ses dévots, ceints par des cimaises d’une liturgie naturelle et surnaturelle. Un imaginaire qui dévoile toute sa force dans le dialogue, l’écho, analogue à cette qualité de prisme d’œuvres au sein desquelles bataillent toutes les forces conceptuelles qui inspirent l’artiste. Elle qui emprunte aux imaginaires tribaux une forme de cohérence animiste où les matières s’accumulent sans hiérarchie pour créer des images édifiantes (au sens propre) et baignées d’une simplicité qui autorise leur appropriation tout en interdisant, par leur pure singularité, la reproduction. L’accessibilité se mêle ainsi concrètement à la rareté pour offrir les attributs du sacré. Effaçant toute trace de subjectivité sans en annuler la présence (voire l’âme), ses pièces jouent de l’aléatoire du résultat et du grand soin qu’elle leur apporte. Une économie de l’attention en quelque sorte, plus que de l’intention. En ce sens, Bianca Bondi « soigne », « répare » et « cure » des éléments du monde perçus comme rebuts qui, de par l’attention qu’elle leur prodigue, deviennent des pièces d’un ordre nouveau où leurs possibilités sont repensées.
En ce sens, l’exposition synthétise les histoires de mondes contradictoires pour toucher ce qui fait le cœur de sa démarche ; dresser autant d’autels, de totems à la diversité constitutive de la réalité, concrète ou représentée, afin d’en encourager le partage d’un « moment », figé et pourtant à construire encore. Qu’il soit rationnellement entendu ou subtilement perçu.