Interview Bianca Bondi
Née en 1986 à Johannesburg, Bianca Bondi vit et travaille à Paris. Elle est invitée par la Vitrine — le Frac Ile-de-France, du 03 mars au 04 avril, avant que l’on ne voit son travail dans l’exposition de groupe La Mer imaginaire, proposée à la Fondation Carmignac, à partir du 17 avril, puis en solo-show à la galerie Mor-Charpentier, au mois de mai.
Marie Maertens : Ayant d’abord étudié à Johannesburg, où vous avez grandi, comment êtes-vous arrivée au Beaux-arts de Cergy en 2007 ?
« Bianca Bondi — À la vitrine de l’antenne culturelle du Plateau », Frac île-de-france, le Plateau du 3 mars au 5 avril 2021. En savoir plus Bianca Bondi : Quand j’étais à la Wits University, à Johannesburg, j’avais l’idée de diriger un musée ou un centre d’art par la suite et qu’il me fallait commencer par les bases. En Afrique du Sud, l’avenir semblait compliqué pour tout le monde, donc j’ai très vite voulu partir à New York, Londres ou Paris, où l’on prend l’art au sérieux… Je suis au final arrivée en France où, tous les jours, j’allais visiter les musées et même après avoir intégré l’école, je pensais toujours piloter une institution. La dernière année de mon cycle, j’ai commencé à assumer que j’aimais expérimenter et produire de l’art. Mais n’ayant pas de cv, je me suis donnée, comme défi, de répondre à un minimum de quatre appels à candidature par an et de réaliser, chaque mois, une œuvre dont je serai fière. Ce qui me permettrait d’avoir un portfolio et de pouvoir commencer à montrer mon travail. Je le conseille aujourd’hui aux artistes qui font des stages avec moi, tout en insistant sur le fait que, même en participant à des expositions, les résultats et l’attention des autres n’arrivent pas immédiatement.C’est intéressant de parler d’« expérimenter », car c’est bien ce que l’on ressent face à vos œuvres. La sensibilité à la nature et aux matériaux en évolution était-elle présente dès le départ, ou travailliez-vous davantage de manière empirique ?
Face au questionnement sur la protection de la nature et la biodiversité, je me suis tout de suite positionnée de manière radicale, participant même, en Afrique du Sud, à plusieurs groupes féministes écologiques, au sein desquels nous pouvions, par exemple, planter des vergers dans des bidonvilles… Nous étions très actives et j’avais du mal à comprendre que l’on puisse être artiste sans être engagé, mais c’était au risque de frôler le documentaire. Mon mémoire de fin de cycle a porté sur comment être investi sans être trop frontal, car on réalise toujours quelque chose dans son époque et le public noue des passerelles sans qu’on ait besoin de les mettre en évidence. J’ai cherché à cacher les signes trop évidents, afin d’être moins littérale et d’induire davantage de mystère.
Vos pièces témoignent d’un rapport très fort aux matériaux et d’un réel plaisir à la réalisation. L’avez-vous expérimenté à l’école ou, là encore, était-ce plus intuitif ?
J’ai toujours été obsédée par les couleurs et cela pouvait aussi se révéler, aux débuts de ma pratique, au sein d’expériences culinaires. Le lien avec la matière était dans tout ce que je réalisais, voire amplifié dans mon école en Afrique du Sud, où les cours de céramique ou de peinture à l’aquarelle s’accompagnaient de projets personnels pour lesquels il fallait travailler avec d’autres supports comme de la mayonnaise ou du vernis par exemple. J’étais intriguée et je sentais que la substance me parlait, tandis que les cours classiques m’ennuyaient énormément. Puis à Cergy, j’ai commencé à triturer de la glace pilée, du sucre, des os…
Vous parliez de groupes féministes or, en France, ces questions sont un peu en décalage par rapport aux pays anglo-saxons. Vous êtes-vous heurtée à cette différence à votre arrivée, tout comme envers la conscience écologique ?
Oui, car la différence était incroyable, même si les choses ont évolué depuis. Dans mes pièces, j’emploie beaucoup une végétation qui témoigne de la fragilité, mais aussi de la force de la nature. Par exemple quand la fleur fane, elle continue de développer des cristaux qui sont durs et secs afin de former une carapace. On observe un passage d’énergie d’un état à un autre.
L’an dernier, vous avez été invitée aux biennales de Lyon ou de Busan, en Corée du Sud, pour lesquelles vous avez développé d’imposantes installations. C’est un format avec lequel vous semblez très à l’aise…
Vers la fin de mes études, j’ai commencé les installations immersives. J’ai toujours nourri un rapport particulier avec les odeurs car l’œuvre n’est pas seulement ce que l’on voit, mais ce que l’on ressent. L’installation est le meilleur moyen de faire passer ce message, qui devient palpable, donc j’aime travailler en grand format. La première exposition marquante de ma carrière fut organisée en 2014, au Centre for Contemporary Art Ujazdowski Castle, de Varsovie, pour l’exposition Slow Future, qui portait sur l’importance de repenser le monde au ralenti et de soulever des questions écologiquement viables pour l’avenir. Le curateur, Jota Castro, avait pris un énorme risque car j’avais à l’époque deux expositions sur mon C.V.… Mais Kendell Geers lui avait parlé de moi et Jota souhaitait donner la parole à des plasticiens émergents. Suite à ma proposition, il m’a accordé une place centrale dans l’exposition où j’ai pu étaler une carte réalisée en cristaux de sel et objets cuivrés sur 38m2.
Souvent, éthiquement et pour ne pas organiser des transports inutiles, vous vous imposez de trouver, sur place, la plupart des matériaux qui vont constituer l’œuvre. Comment partez-vous à leur recherche ?
Dans cette dynamique écologique, j’ai toujours avec moi mon carnet des matières que je cherche à « sourcer » sur place et qui sont en lien avec le lieu, la région ou le pays. Afin de minimiser le transport, les frais ou ce qui peut revenir, je me rends également compte que cela n’est pas important si des éléments demeurent sur place. La grande liberté est de pouvoir créer, même si cela peut être amené à disparaître, mais les collectionneurs peuvent acquérir des fragments de grandes installations par la suite.
Vous travaillez également avec des matériaux périssables, cela signifie-t-il, qu’au final, vous avez peu de déchets…
Il m’arrive de conserver certains éléments et de les recycler plus tard car, entre-temps, le matériau a évolué et induit des essais encore plus excitants. A l’exemple de l’immense papier noir qui protégeait le sol de la carte en sel conçue pour mon installation à la Villa Emerige, en 2015, qui s’est par la suite transformé en deux toiles abstraites de 230 × 180 cm. J’aime ce mélange entre les objets chinés ou ayant une vie antérieure et des matières nobles que l’on trouve partout, tels que l’eau, le sel ou des plantes médicinales. A chaque fois que j’utilise de la végétation, la plante revêt une symbolique forte, ayant le potentiel de guérir ou de protéger, si l’on veut rester dans la bienveillance. D’autres sont porteurs de messages, tels le lierre qui, métaphoriquement associé au féminin, est connu pour s’attacher à un hôte et prospérer dans des conditions difficiles. Je l’ai utilisé dans ma pièce au néon, Smash and Grab, (fracasser et attraper) évoquant à quel point nous devenons insensibles aux mots que nous utilisons mais en les remplaçant par des synonymes, ils récupèrent leur valeur choc.
Vous adaptez-vous, chaque fois, à l’histoire des lieux et des pays ? Et menez-vous toujours des recherches en amont ?
Oui, il est essentiel de faire un travail préparatoire, premièrement par respect pour le lieu lui-même, puis je pense souvent au public, qui est aussi familier de l’histoire ou de la géographique où je peux exposer. Les spectateurs vont le voir par leur prisme et je dois prendre cette connaissance en considération. Je dois savoir quelles sont les traditions et comment je peux me les approprier avant de les réinjecter. Cela me permet également de ne pas répéter la même formule quel que soit le contexte… sans cela, je n’évoluerais pas non plus.
Sept ans après cette exposition fondatrice pour vous, quelles évolutions avez-vous observé dans votre travail ?
Tout simplement que toute œuvre naît de celle qui l’a précédée. À chaque nouvelle création, j’en apprends sur la matière et sur moi, sans compter les accidents ou le fruit du lâcher-prise d’un support libéré ou de la vie qui intervient. En 2014, j’utilisais du cuivre pour la première fois et, en l’oxydant, j’avais observé des réactions que je ne connaissais pas. J’assume d’ailleurs la sacralité de certaines substances qui font appel aux esprits. Cette dimension est fort présente dans mon travail, même si, aujourd’hui, je sais davantage contrôler les matériaux. Je n’aime pas forcément parler des artistes qui m’ont influencé, mais je me souviens que lorsque j’avais 18 ans, Marina Abramovic était venue parler dans mon école d’art en Afrique du Sud et j’avais trouvé cette femme incroyable, notamment dans ses rituels et l’utilisation du sang ou autre… Elle a été pour moi le premier exemple de comment réunir les passions un peu particulières de ma vie avec l’art. Le rôle des mentors est fondamental. Ainsi, à partir de la magie, ma pratique s’est davantage ouverte vers la matière ou des concepts comme l’interconnectivité. Ensuite, mes recherches m’ont porté sur la géologie et la terre, regardées d’une manière coloniale, comme le montre l’ouvrage de Jane Bennet, Vibrant Matter: A Political Ecology of Things, traitant de l’écologie des objets.
Vous sentez-vous encore en lien avec l’Afrique du Sud, notamment dans cette perception tellurique qui est différente d’une vision occidentale plus restrictive ?
Je suis en France depuis quinze ans, mais j’y retourne une fois par an et, ayant grandi dans une famille italo-sud-africaine, je suis également empreinte de la religion catholique qui a pu inspirer certaines de mes pièces. Enfant, il était incroyablement enrichissant d’apprendre que les connexions au monde invisible et animiste pouvaient être intégrées si naturellement dans la vie quotidienne. Les Sangoma sont des sorciers zoulous, qui font partie intégrante de la société, mais parler d’eux ou de leur Muthi n’est pas de mon ressort. Toutefois, je peux évoquer le Daily Sun, un journal bihebdomadaire publiant, avec des histoires de crime, de sport ou d’amour, de « vrais » récits locaux de sorcellerie, qui étaient une source infinie de fascination quand j’étais pré-adolescente. Ou encore, sur la route principale qui menait chez moi, d’un endroit incroyable qui vendait diverses racines, griffes, pattes de poulets ou d’éléphants, même si je ne les ai jamais vues de mes propres yeux, car je suppose qu’elles étaient conservées dans l’arrière de cette boutique, dont le nom indiquait… « Pharmacie ». En 2011, alors que je vivais déjà en France, j’ai eu la chance de passer du temps au Cameroun pour une résidence. Ce fut une expérience transformatrice car je suis entrée en contact avec des matériaux, déjà approchés grâce à ma propre pratique de la magie, qui sont laissés en évidence et font partie de la vie quotidienne. Ce sont des éléments abandonnés après des rituels, tels des tas de sel ou des bols brisés avec du sang séché provenant de sacrifices. Ayant toujours été guidée par mon intuition, la présence et l’acceptation de ces symboles dans la société m’ont réconfortée et, encore une fois, j’ai pensé à quel point j’étais reconnaissante d’avoir grandi dans un pays où communiquer avec nos ancêtres, comme mon père, est une chose habituelle.