Ellen Gallagher
À l’occasion de son exposition à la galerie Gagosian à Paris et au sortir de sa présentation au Wiels de Bruxelles, Slash vous propose de découvrir la carrière et l’œuvre d’Ellen Gallagher, artiste majeure de la scène américaine dont le rayonnement à l’international continue de s’accroître.
Travaillant aussi bien la peinture, le dessin et la vidéo, Ellen Gallagher, née en 1965, aborde dans son œuvre les questions de racialisation et leur prégnance tant dans les modes de représentations que dans les rapports de domination sociale. Dans un univers où onirisme, magie et références à l’histoire de l’art sont omnipotents, elle articule ses créations aux questions brûlantes d’une société qui n’a pas fini de penser le trouble d’une discrimination entre les hommes.
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Après avoir suivi des études de création littéraire, Ellen Gallagher s’éloigne de l’université pour rejoindre une union de charpentiers et multiplie les expériences professionnelles. Elle ne retrouve la formation aux arts plastiques que quelques années plus tard en obtenant un diplôme à l’école des Beaux-Arts de Boston. Là, elle fréquente la Dark Room, un collectif d’artistes et d’écrivains noirs qui la sensibilise aux problématiques de l’identité et à leur réflexion à travers la création, un écho à sa propre biographie, étant issue elle-même de l’union d’un père d’origine capverdienne et d’une mère aux origines irlandaises. Une formation qu’elle complète en poursuivant des études à la Skowhegan School of Painting and Sculpture in Maine.
C’est pourtant presque par hasard qu’elle invente la forme de ses premières œuvres dans les années 1990, après avoir découvert dans la rue des morceaux de cahiers d’écriture pour enfants aux lignes parallèles caractéristiques. Des feuilles jaunies que l’on retrouvera collées sur ses toiles et qui dessineront la structure forcément mouvante de compositions accueillant notamment des exemples d’imagerie du XIXe siècle où les hommes noirs se voient caricaturés et réduits à l’outrance que le regard de la société blanche d’alors porte sur eux. Les « Minstrel Shows » — ces spectacles de danse et de musique où les acteurs se grimaient en musiciens noirs avant que ces rôles ne soient tenus par des personnes noires — deviennent une référence constante dans son œuvre et remettent en avant cette hystérie de la représentation aussi grotesque et fantasmatique que réductrice. Après avoir été exposée en 1995 à la Whitney Biennial, Ellen Gallagher obtient sa première exposition personnelle new-yorkaise au cœur de la prestigieuse Mary Boone Gallery. Une présentation remarquée et remarquable qui va contribuer à asseoir sa notoriété d’artiste émergente de la scène américaine et lui permettre de rejoindre, par la suite, la non moins influente Gagosian Gallery. Elle fait ainsi partie aujourd’hui des artistes les plus reconnus de la scène internationale.
Si son œuvre navigue entre abstraction, minimalisme et symbolisme, chaque élément, puisé dans une somme de références qui ne cesse de s’enrichir, participe à la construction d’une ligne de sens. Une accumulation de ces mêmes lignes qui reviennent régulièrement dans ses premières œuvres et continue de structurer nombre de ses compositions. Collages, élisions, accumulation, la toile d’Ellen Gallagher devient un terrain de jeu sur lequel s’ébattent des esthétiques polymorphes ; on y retrouve la sérialité de motifs décoratifs, le changement d’échelle symbolique, la naïveté de certaines formes mais aussi un subtil équilibre du vide qui donne une pesanteur à chacune de ces grilles de constructions. De l’art aborigène à l’estampe japonaise, de la fantaisie contagieuse et organique d’Amérique du Sud au cubisme et surréalisme français, de l’évidence préhistorique à l’afrofuturisme les références se bousculent dans ces assemblages qui n’hésitent pas à faire varier les époques et les temps. Répétition, fantaisie, fantasme et humour constituent autant de perspectives dans des images immédiatement efficaces qui révèlent, à travers une certaine frontalité et un arasement des perspectives, une narration directe, qui réinscrit le post-moderne dans une fantaisie décorative et pleine d’un sens qui ne se cache jamais.
Si elle revendique une influence envers la peintre Agnes Martin et l’écrivain Gertrude Stein, Ellen Gallagher ne cesse de puiser ses inspirations dans la littérature, la sociologie et toute autre forme de création dont elle nourrit ses œuvres. Sa propension à faire dialoguer chaque création qu’elle rencontre, qu’il s’agisse d’ouvrages théoriques ou, à l’exemple de sa dernière exposition à la galerie Gagosian Paris, d’une mythologie développée par un groupe d’electro underground Drexciya est proprement vertigineuse d’invention et de cohérence. Une curiosité qui n’est pas sans participer à l’humour omniprésent dans son œuvre, à l’image de son utilisation du terme Axme lors de son exposition à la Tate Modern en 2013, un mélange entre la formule « Ask me » prononcée à la manière du Sud des États-Unis et par extension attribuée aujourd’hui à la communauté noire aux États-Unis, et la célèbre firme « Acme » qui pourvoyaient les personnages de cartoons en accessoires en tout genre. De Gertrude Stein elle conserve comme un motif récurrent cette célèbre tautologie tirée du formidable poème Sacred Emily : « Rose is a rose is a rose » qui la mènera à la sérialité, au bégaiement et à la répétition décalée d’un thème qui s’étire en se renouvelant chaque fois.
Mélangeant les plans pour faire émerger un équilibre bancal, tout renvoie pourtant chez Ellen Gallagher à la possibilité de creuser, d’enfoncer la surface. En premier lieu la sensibilité aqueuse de la peinture qui, à l’image de la surface de l’océan, ne réduit en rien le premier plan à la planéité. Sous l’illusion du vide se cache une accumulation d’espace mouvant et contenant ses propres mouvements, sa vie secrète qui fascinera d’ailleurs l’artiste qui côtoie régulièrement la mer durant sa vie professionnelle, pratiquant différents types de navigation et notamment une expédition, en 1986, au cours d’un semestre d’exploration et de recherches océanographiques. Créatures marines, limites troubles et lignes épandues par leur liquidité se retrouvent régulièrement dans son œuvre et continuent de bercer son imaginaire, elle qui est née dans une ville portuaire et dont l’atelier donne sur le port de Rotterdam. Plastiquement même, certaines de ses œuvres se développent par extension de la matière, par capillarité qui n’est pas sans analogie avec le « rhizome » deleuzien. Dans ses vidéos, les couleurs se propagent avec une évidence « hydrophile », conférant à la couleur, aux lignes, une vie autonome, régie par les lois de sa propre constitution.
Une prégnance de l’organique qui, lorsque l’on observe la totalité de ses œuvres, guide des lignes dont la force esthétique évidente n’est pas éloignée de l’immédiateté et de la méticulosité d’un acte de découpe, d’évidage propre aux courbes si particulières qu’impose la résistance de la feuille au scalpel. Outil majeur de l’artiste, il est à l’origine de cette esthétique aussi nette que capable de maintenir une forme de suspens dans l’espace, un souffle intérieur qui boursoufle les lignes et les empêche de se figer sur leur plan.
Cet infra-monde de strates, plein de magie et de fantaisie se retrouve également dans son utilisation de collages liés à la culture populaire afro-américaine avec forces textes et publicités à destination de femmes noires désirant se blanchir la peau ou se lisser les cheveux. L’artiste s’empare ainsi régulièrement des modes de représentation de la culture afro-américaine en transformant et remodelant des images glanées dans des publications populaires et en appliquant directement sur la toile des extraits de magazines et revues largement diffusées aux États-Unis. L’idéal dominant de la femme blanche devient alors un attrape-rêve inquiétant dans ces silhouettes de femmes dont les yeux sont évidés et les coiffures réinterprétées en motifs surréels aux tendances superhéroïques. En réintégrant ces modèles à son univers, Ellen Gallagher souhaite les « transformer », les libérer de « ces pages qui les tenaient autrefois captives ». Modes d’emploi surréalistes, ces publicités détournées oscillent entre inquiétude et drôlerie, entre critique acerbe d’une société de consommation assignée aux codes de sa société et délire affectueux de motifs remplissant des imaginaires romantiques.
On retrouve d’ailleurs ces yeux évidés dans de nombreux tableaux avec cette même référence aux cartoons. Dans une accumulation minimale qui maintient l’ambiguïté, des globes oculaires, pareils à des créatures biomorphes, semblent nous observer avec la malice de témoins d’un autre temps nous scrutant dans nos habitus et remettant en question nos propres comportements. On plonge ainsi avec Ellen Gallagher comme on fouille sous les représentations, comme on creuse les désirs et comme on entaille l’histoire pour en révéler la profondeur plurielle et la nécessité d’abandonner les grilles de lecture uniques.
Déconstruisant les clichés, l’œuvre d’Ellen Gallagher explore ainsi en profondeur l’histoire de son pays, de son peuple en soulignant tout autant la richesse de sa mixité culturelle que le prix payé par une partie de ses représentants. Par leur forme, ses créations inventent une narration renouvelée qui amalgame les contenus de sens et pense autant qu’elle panse des cicatrices qui continuent de saillir dans sa société. Car l’artiste, de plain-pied dans l’expérience, s’attache à observer la manière dont le réel travaille les représentations, se lit dans son interprétation abstraite mais pas pour autant silencieuse. Dans cette variété de travaux dont la richesse et les horizons s’étoffent d’années en années, Ellen Gallagher parvient à un équilibre rare ; maintenant une cohérence esthétique de haute tenue dont la singularité fait la force mais aussi un poids conceptuel et politique décisif qui ne déborde jamais son sujet. Sans se perdre sous une symbolique évidente, elle offre pourtant des clés subtiles pour naviguer dans son univers autant qu’elle maintient des zones d’interprétation qui font de son œuvre une véritable invitation ouverte et accueillante qui s’approprie l’ornementation, le désir des apparences et le paradoxe du pouvoir symbolique.
Inattendu, mouvant, en perpétuelle mutation et pourtant toujours en prise avec l’histoire de l’art, son œuvre creuse une brèche qui aspire le regard et l’entraîne dans des points de fuite qui sont autant de miradors, en négatif, pour scruter les strates d’un monde régi par des formes de pouvoir et de domination qui ont depuis longtemps dépassé la simple imposition verticale et parcourent, silencieuses et sous-jacentes, toute l’horizontalité de nos relations à l’autre.