Entretien — Guillaume Constantin
Depuis plusieurs années, Guillaume Constantin intègre à son travail plastique différentes formes de dialogues avec les œuvres d’autres artistes, de la collaboration classique à la conception de dispositifs d’exposition.
Marie Chênel : Votre intervention s’est-elle construite sur le principe de la carte blanche ou de la collaboration avec les commissaires ?
Guillaume Constantin : J’ai eu la chance d’avoir toute la latitude souhaitée à partir d’un corpus d’œuvres qui était donné mais dont je pouvais potentiellement faire ce que je voulais. J’ai démarré la mise en forme du parcours par différentes propositions d’articulation des pièces. L’évolution des structures, du nombre de pièces, la construction sur place, l’espace et ses contraintes, le dialogue avec les commissaires constituaient autant de paramètres, à l’image d’un grand puzzle.
Votre intervention tient-elle de la sculpture, du design, de la scénographie ? Fait-elle socle, cimaise, œuvre ? Et a-t-elle une existence autonome à venir ? Peut-on imaginer que certains de ses éléments seront réemployés, le réemploi — pour ne pas dire la survivance — étant une constante de votre travail ?
Je la qualifie d’œuvre, c’est une partie intégrante de mon travail. La question de son autonomie est plus complexe, mais je ne suis pas certain d’être absolument dans cette recherche. Il s’agit d’une exposition collective, d’un ensemble. Bien sûr, on peut lire les œuvres individuellement en dehors de la structure, qui est le squelette. Mais si on enlève le squelette tout tombe, la peau devient flasque ! C’est cette question d’indissociabilité qui rend la proposition hybride, et c’est précisément ce à quoi je tenais. C’est un tout-en-un avec plusieurs petits mondes qui sont à la fois dissociables et associés. Un palais de mémoire personnel qui vient directement en écho aux enjeux de cette exposition. Je suis attaché à la question de la sculpture ouverte, je souhaite rester dans le champ des possibles. Ce qui me laisse donc en effet la possibilité d’en remontrer des fragments. La réalimentation est constitutive d’un univers propre, tout comme un musicien redistribue un son de guitare particulier dans ses morceaux.
Votre intervention a été pensée et conçue pour remplir une fonction d’accueil et de présentation. Si elle fait œuvre, peut-on dire qu’elle s’incarne en négatif ?
Je me souviens de cette phrase d’Edouard Levé dans son Autoportrait (éditions P.O.L, 2005) : « Je pense les objets par les bords. » Penser par les bords illustre bien cette idée de la pensée en négatif dont il est effectivement question. Regarder différemment les objets ou les œuvres que je peux réemployer, les considérer autrement qu’en tant que forme ou histoire.
Votre œuvre participe de la réception des œuvres présentées dans ce contexte et dans ce cadre thématique défini. Craigniez-vous d’imposer du sens ?
Je n’ai pas eu à me préoccuper des questions de résonances avec les œuvres, je me suis surtout concentré sur la résolution des problèmes de matériaux, sur les textures, les différences de qualités, le jeu de strates « matériologiques ». Mon travail était d’être au plus juste dans la manière de montrer les œuvres, de les rendre lisibles sans surjouer, d’être « en deçà », juste à la lisière, afin de laisser chaque œuvre faire son travail avec le visiteur. C’est la chance de l’artiste d’avoir le droit à la lecture transversale, par fragments. En tant qu’artiste, on a de nombreuses questions à résoudre, mais moins on en a, plus on peut se permettre d’avancer ; se poser moins de questions est déjà un début de liberté.
Comment qualifier votre présence au sein de l’exposition : omniprésence ou effacement ? Pour reprendre ce terme anglais que vous citez dans un entretien avec François Aubart, vous êtes-vous senti « embedded » ?
Je n’avais pas repensé à ce terme, mais cela correspond effectivement à cela, « embarqué » au sens littéral, au-delà du sens journalistique et de sa dimension politique. L’omniprésence est évidente, mais il y a la possibilité de lire les œuvres individuellement et un jeu de proximité qui peut faire oublier la structure. Nous sommes finalement dans une recherche très classique. Il y a une forme de neutralité qui, au-delà du clin d’oeil nourri aux codes du minimalisme, est surtout présente pour que les œuvres ne souffrent pas de cet environnement. J’ai eu des doutes pour le support des œuvres de Maïder Fortuné par exemple, mais il y a finalement une très bonne collusion avec sa proposition d’accrochage. Évidemment, il y a là aussi un jeu avec lequel je prends plaisir. Je disais que je ne faisais pas d’apport de sens : il y a en revanche des possibilités de souligner, d’étirer le propos. C’est là que se révèle l’étendue des possibilités liées à ce type d’invitation.
Dialoguer, élargir, amplifier… ou se dissimuler, provoquer le prétexte à votre propre présence… Quelle distance adopter face à l’œuvre d’un autre ? Quelle implication émotionnelle ?
J’essaie de ne pas trop analyser mon rapport aux œuvres présentées au moment de la conception, et je ne cherche pas forcément à « recycler » mon émotion en une forme. Une manière d’essayer d’être au plus près d’une œuvre peut juste s’incarner par un meuble bicolore pour une vidéo en noir et blanc, par exemple. Mais je crois que je m’interdis de montrer ma relation aux œuvres dans ce cadre précis.
Bien sûr, tout dépend du cadre. En 2008, lorsque vous présentez une œuvre intitulée I’ll be your support en relation avec une œuvre de Pierre Ardouvin dont le titre est I’ll be your mirror, cela ne peut manquer de faire penser à un dialogue amoureux…
En effet, vous mettez le doigt sur un jeu de sensibilités, en plus d’une sorte de blague et de la référence à cette chanson si particulière du Velvet Underground. C’était à Histoire de l’œil à Marseille, dans le cadre d’une exposition où j’ai pour la première fois été invité en tant qu’artiste à penser un programme curatorial. J’ai à mon tour invité des artistes avec qui j’avais envie de collaborer, il y avait un rapport très émotionnel. La constante des variables est quelque chose que je trouve passionnant. J’essaie de me donner la liberté de réagir en fonction du contexte. L’émotion est centrale, mais je ne vais pas forcément la développer… Impliquer de la distance est parfois nécessaire.
La série des Everyday Ghosts que vous développez depuis 2008 repose sur une réaction à l’émotion provoquée par ce qui ressemble à de petites épiphanie vécues au quotidien, et que vous capturez de manière presque instinctive, dans une geste de production très rapide.
Mon ressenti latent dans cette série de photographies est que ce sont les objets qui apparaissent, et non moi qui les vois. Si la question est effectivement celle de l’affect, il y a toujours le second temps, si important dans une pratique artistique. Nous avons tous des idées, nous voyons, nous enregistrons beaucoup, qui plus est aujourd’hui. La question décisive est ce qu’on en fait, et à quel moment cela peut intégrer un corpus d’œuvres, un espace d’exposition, une publication. Ce second temps comprend aussi une interrogation : si on tente de préserver ce type d’expérience obsessionnelle, instinctive ou hasardeuse, comment parvenir à lui redonner une existence ? C’est dans l’écart entre l’émotion et l’exploitation d’un phénomène que le travail artistique rentre vraiment en jeu, et dans la manière, ou non, de sertir ces éléments dans des logiques qui correspondent à l’art d’aujourd’hui, qui s’inscrivent dans une tradition, une forme de clin d’œil ou d’hommage.
Je suis frappée par le pouvoir d’empreinte visuelle des Everyday Ghosts. Pourquoi les diffuser via Internet ?
C’est une réaction à certains outils devenus des interfaces quotidiennes. Les réseaux sociaux sont une manière de les diffuser, la captation de ces images étant de fait aussi rapide que leur diffusion. Il y a aujourd’hui une possibilité d’immédiateté fascinante en termes d’exutoire. Cela les soumet par ailleurs à un certain type de regard. Il n’y a pas plus éphémère que ces images, or ce que je propose est différent de la réception qu’on en fait. Les autres formes que prennent les Everyday Ghosts (diaporamas pour veille d’écran, publications, affiches, etc.) étendent leur permanence.
On retrouve la thématique de l’empreinte dans une œuvre de 2007, pour laquelle vous avez enregistré les sons périphériques produits par une pianiste jouant au casque la sonate Hoboken de Joseph Haydn. Comme à la Maison populaire, vous êtes celui qui recueille et expose, celui qui rend audible ou visible.
C’est tout à fait le genre d’opération « par la négative » dont nous parlions. J’aime bien cette expression, un peu triviale, « retourner comme une crêpe ». C’est une opération égale, l’apparition par le retournement. Dans le cas de cette sonate, cela nous permet d’écouter la structure du morceau, son squelette, certains aspects constitutifs de la musique habituellement mêlés à la mélodie. Enlever une partie, désosser, peut faire office de révélateur. Il m’est arrivé de fabriquer de faux néons, je visitais alors les musées en regardant les techniques liées au néon exposé plutôt que son effet direct. Etre dans l’indirect me plaît beaucoup. Cela rentre dans les questions de l’effacement, de la distance et de la prise de sens.
En effet, vous avez créé des socles et des écrins pour présenter les œuvres d’autres artistes, vous avez aussi, à l’inverse, éteint ce néon de Claude Lévêque.
C’est l’idée, à partir d’un néon dont le titre est Plus de lumière, d’un néon qui ne marcherait pas. Il y a un double sens. J’ai appris par la suite qu’il s’agissait d’une phrase que Goethe aurait prononcé sur son lit de mort, « Mehr Licht ! » C’est le rôle de l’artiste de creuser des lignes fortes, mais parfois je n’ai pas envie de faire le tri entre les notions qui m’intéressent. Le jeu des recoupements raconte sûrement des choses en creux que je n’arrive pas à formuler, que je ne contrôle pas. Peut-être faut-il laisser des éléments en suspens. Vous parliez de « me cacher », disons plutôt que c’est cacher par omission. Plus ça va, plus j’accumule les couches de sens, les strates de matériaux, les différentes sources dans mon travail. Elles « poussent » à la manière des plantes, des arborescences se créent, et éluder la question de la hiérarchie des réceptions que l’on peut en faire me semble intéressant. Je ne souhaite pas être prescripteur, même si j’ai forcément une autorité car je fais des choix. La posture de l’auteur n’est pas forcément ce que je préfère chez un artiste, j’aime aussi les artistes qui sont des lecteurs, qui transmettent. Aujourd’hui, l’art a aussi la possibilité d’être un intercesseur. Je trouve plaisant de communiquer des idées qui ne sont pas forcément de mon fait, d’être dans ce rapport au commun dans les questions de citation ou de territoire culturel entendu au sens large du terme.
Pour revenir au territoire de La Méthode des lieux, quelle attention porter aux matériaux utilisés pour les structures ?
Les questions de l’effacement et de l’entre-deux se retrouvent dans les types de matériaux que je peux employer pour des displays. Ce ne sont que des matériaux intermédiaires, industriels, relativement ambigus tels que du cuivre émaillé, du liège d’isolation phonique ou ce médium teinté dont la couleur chocolat peut, selon la lumière, tourner au violet. C’est presque malgré moi une constante de mon travail de piocher dans des matériaux qui ont des ambiguïtés visuelles et techniques. Je les manipule souvent de manière très simple, à la main. Des découpes, des plis, des opérations qui font d’avantage penser à Richard Serra et à sa Verb List (1967-68) qu’à des opérations extrêmement sophistiquées. Pour les Fantômes du Quartz, je travaille notamment avec des plaques de bakélite, ce n’est ni du bois ni du plastique, on dirait du métal mais cela n’en est pas. C’est une résine fibreuse qui sert à la fabrication de circuits imprimés. Ces matériaux contrastent beaucoup avec les petits objets qui sont constitutifs des Fantômes du Quartz.
En effet. Quels sont ces petits objets constitutifs des Fantômes du Quartz ?
Les Fantômes du Quartz sont une série d’installations et de sculptures dans laquelle les œuvres prennent à chaque fois des formats très différents selon les types de lieux. Il s’agit d’objets juxtaposés voire encastrés dans un jeu de strates où se pose autant la question de leur statut que de leur tenue en équilibre. Ici, l’équilibre se situe entre une structuration très pensée et les ponctuations d’objets qui viennent s’y glisser et qui font que ce display étendu intègre la série des Fantômes du Quartz. Ce sont donc des petits objets de toutes sortes, qu’on m’offre, que je trouve ou que j’achète, et qui deviennent des marqueurs temporels, des fragments autonomes. Je cherche à les organiser, à les spatialiser, à les arranger sans viser le cabinet de curiosités où la collection tendrait à un certain didactisme. Il y a une importante part subjective. La collection, c’est aussi le choix subjectif, l’émotion. J’ai été surpris de lire que Haim Steinbach passe des mois, dans son atelier, à vivre avec la plupart des objets qu’il pose sur ses étagères. Il a finalement un rapport affectif à ces éléments, tout en conservant une dimension extrêmement critique.
Cela rejoint à nouveau le travail de collectage des Everyday Ghosts, que vous définissez comme « une série qui constitue une mémoire presque rétroactive ». Pour clore la boucle avec La Méthode des lieux, je vois ces objets coincés dans une structure en feuilletage comme une métaphore du mécanisme de la mémoire. Est-ce que vous procédez par association libre ?
Vous sous-entendez un rapport à l’inconscient et il y a effectivement une part de cela. Il y a aussi une idée de dysfonctionnement, tout serait figé, coincé dans un blocage. C’est une interprétation, or j’essaie de ne pas interpréter. Les réunions d’objets sont plutôt mues par une temporalité de recherches. Ils sont seulement encastrés et pourraient être enlevés ou permutés. Mes gestes étant plutôt liés à des questions d’ordre sculptural, il me semble important que la forme se fige à un moment donné — celui de l’exposition. Les Fantômes du Quartz et les Everyday Ghosts sont au final absolument liés par ce moment de fixité.