It’s Pablo-matic — Brooklyn Museum, New York
Du 2 juin au 24 septembre 2023 se tient au Brooklyn Museum de New York l’exposition It’s Pablo-matic: Picasso According to Hannah Gadsby (C’est Pablo-matique : Picasso selon Hannah Gadsby) qui propose une lecture critique et féministe de l’héritage de l’artiste. Le monde de l’art a pour le moins été sonné par le parti-pris radical du musée new-yorkais qui, tout en s’inscrivant dans le programme très officiel du cinquantenaire de la mort de Pablo Picasso, en partenariat même avec le Musée Picasso Paris et les ministères espagnol et français de la culture, a invité Hannah Gadsby à proposer sa lecture de l’influence du maître. Et comme elle-même le dit : tout ira bien, nous continuerons tous à vivre. Sauf Picasso. Qui lui, est mort.
Le monde de l’art a pour le moins été sonné par le parti-pris radical du musée new-yorkais qui, tout en s’inscrivant dans le programme très officiel du cinquantenaire de la mort de Pablo Picasso, en partenariat même avec le Musée Picasso Paris et les ministères espagnol et français de la culture, a invité Hannah Gadsby à proposer sa lecture de l’influence du « maître ». Et comme elle-même le dit : tout ira bien, « nous continuerons tous à vivre. Sauf Picasso. Qui lui, est mort ».
It’s Pablo-matic est matière à procès ; elle met en débat une figure publique en attaquant sa moralité. Un point de vue assumé qui peut ne pas être partagé mais qui mérite mieux que les passions déchainées de tous côtés par les apories des uns et des autres, reprochant autant que surfant sur la surreprésentation médiatique d’une Hannah Gadsby qui prouve par là sa capacité à captiver l’audience, l’engagement social d’un musée que l’on accuse de ne pas être assez spécialisé en même temps qu’est dénoncé par cette même opinion la distance d’une telle institution. Les critiques d’art, les chroniqueurs férus de liberté mais jaloux de leur probité s’en donnent à cœur joie en France comme dans le monde entier. Mais que nous dit cette exposition de la transmission de l’art et que nous apprend-elle même de la façon de s’en emparer ?
Figure du stand-up engagé célèbre pour son spectacle Nanette qui, en 2018, lui fit connaître un rayonnement international en mêlant autodérision et dénonciation des apories sociales liées à son homosexualité, Hannah Gadsby réalise depuis 2011 des visites sarcastiques de la National Gallery of Victoria1, détaillant sur un ton monocorde et légèrement pince-sans-rire des œuvres du musée. Un oeil décalé et à tout le moins investi depuis plusieurs années qui dépasse la simple aura médiatique et volontairement polémique de ses pointes humoristiques, dans le spectacle Nanette, à l’encontre d’un Pablo Picasso figure d’une histoire de l’art engoncée dans sa domination patriarcale et personnalité au minimum écrasante envers les femmes qui l’ont côtoyé. Il y est, au même titre que d’autres artistes, la cible d’une dénonciation morale quant à son comportement dans une vie privée dont les frasques portées en place publique sont aujourd’hui matière à réévaluer la place qu’on veut lui donner.
En toute objectivité, la question d’une génération discutant des conditions de réception d’héritages qu’elle veut célébrer est donc parfaitement sain. Le parcours de It’s Pablo-matic, à rebours des discours paranoïaques lisant dans une proposition artistique par définition exposée au débat d’opinion une tentative d’embrigadement d’esprits plus fragiles que les leurs, impose donc une réflexion audacieuse sur les modalités mêmes de l’exposition, usant ici d’une figure sacralisée pour en moquer la prééminence. Et surtout réévaluer la priorité qui lui a été accordée tout au long de ces années en le confrontant à trente artistes féministes de diverses générations partageant avec lui l’art absolument.
Loin du simple coup de publicité, l’exposition It’s Pablo-matic ambitionne donc, en conjuguant l’oeil de la star Gadsby et les regards des commissaires Catherine Morris et Lisa Small, d’explorer une alternative à la lecture univoque du génie artistique. Placée sous l’égide de la citation de Gadsby, reprenant les mots mêmes de Picasso, « On peut voir toutes les perspectives en même temps ! Quel héros ! Mais dites-moi, est-ce qu’une seule de ces perspectives est celle d’une femme ? Alors cela ne m’intéresse pas », l’exposition, en reconnaissant la place de Picasso, l’évince de son piédestal et n’en fait plus le seul centre d’intérêt. C’est qu’autour de lui, avant lui et après lui, d’autres figures de l’art ont pu se voir reléguer à l’arrière-plan de sa propre perspective.
On croise donc tout au long d’un parcours multiple dont l’intensité des tons recouvrant les cimaises dessert quelque peu leur singularité, des œuvres majeures d’Ana Mendieta, de Cecily Brown, des Guerrilla Girls, de Betty Tompkins ou Faith Ringgold et d’autres plus anecdotiques (Renee Cox, Dindga McCannon, Kiki Smith ou Kaletta Doolin) qui, à défaut d’offrir une sélection parfaitement cohérente, organise une rencontre moins brutale qu’attendue dans sa forme et rend justice à des artistes trop peu montrées. La succession d’œuvres de Picasso apparait, elle, plus opportuniste que véritablement propice à l’argumentation, même si des oppositions comme sa Femme en gris et Le Sculpteur, offrent la démonstration d’une dichotomie dans les perspectives un peu artificiellement soulignée. Clairement, la complexité de l’héritage de Picasso, dans l’exposition comme dans l’appareil critique qui l’accompagne, n’a rien de révolutionnaire.
Étonnamment, les courbes phalliques font preuve d’une douceur presque contre-intuitive. Mais de véritables moments de grâce semblent émerger et les apparitions, au côté de témoignages de la révolte esthétique de Picasso, des œuvres de Mickalene Thomas, Femme noire nue, couchée, 2012 ou de May Stevens, Big Daddy Paper Doll, 1970 saisissent par leur intensité. De même, il reste plus que salutaire de mettre en regard les œuvres de féministes qui auraient pu couvrir les mêmes cimaises dans la dernière décennie d’activité du maître. Derrière les assertions presque « motivationnelles » avec la mise en exergue de citations du type « Tous les prodiges ne sont pas destinés à être des génies » certainement en décalage avec les attentes françaises de commissariat de tradition scientifique (ou à tout le moins argumenté), il est tout de même beaucoup question d’humour ici avec un jeu entre légèreté des titres de section, ironiques et mordants, et la réalité qu’ils reflètent. Car, il faut le rappeler, Gadsby reste une humoriste, certes engagée, mais surtout elle aussi exposée à la contradiction et n’a pas pour ambition de redéfinir les normes de l’histoire de l’art.
Si l’équilibre est fragile entre participation à la célébration très officielle des cinquante ans de la mort de Picasso et dénonciation, la problématique de It’s Pablo-matic apparait elle aussi un peu trop large entre mise en avant des figures historiques oubliées et l’influence du peintre sur de nouvelles générations plus respectueuses de l’égalité. Trancher entre les deux angles aurait sans doute offert une lecture plus claire même si l’idée d’un Picasso comme pôle magnétique reliant entre elles des œuvres aussi différentes dans le temps, l’espace et l’engagement est assez intéressante. Loin donc de l’exposition à thèse, le parcours apparaîtrait, sans le battage médiatique, presque nuancé, plus éthique que philosophique, équilibrant l’exercice obligé de l’hommage par des résonances plus en accord avec la position que les organisateurs attendent de qui souhaite s’exprimer.
On ne discutera donc pas ici sur la réussite ou non du projet qui ne se lit, comme toutes les expositions « sociétales », qu’à la faveur du temps qui passe mais la tentative d’aller jouer sur le terrain du musée lui-même, de se confronter aux œuvres en les exposant à niveau égal avec d’autres frappe par son audace et ne manque pas de provoquer des réactions passionnées qui amèneront un public plus large à découvrir des travaux passionnants tout en conservant à l’esprit un engagement nécessaire pour créer les conditions d’en faire advenir d’autres.
Elle offre surtout, et c’est là une part non négligeable de sa contribution à la pensée publique, une réflexion artistique et mise en scène autour d’enjeux moraux et des principes qui guident notre lecture de l’histoire de l’art, remettant à zéro les positions de principe et grandes assertions pour confronter chacun et articuler cette question proprement ouverte ; quelle responsabilité, éthique ou non, souhaitons-nous investir dans la création que l’on défend et que l’on veut transmettre ?
1 Découvrir ici les pastilles vidéos de Hannah Gadsby
It’s Pablo-matic: Picasso According to Hannah Gadsby, Brooklyn Museum, New York, Du 2 juin au 24 septembre 2023, plus d’informations