Judith Joy Ross — Le Bal, Paris
Le BAL fait honneur à la photographe américaine et à ce que continuent de nous enseigner ses portraits : une capacité à observer le réel tel qu’il se présente à nous.
Lorsqu’elle décide de photographier les élus du Congrès américain en 1986 et 1987, dix ans après la guerre du Vietnam, c’est pour y déceler ce qui fait d’eux et d’elles des humains communs, loin de l’image sans failles qui leur est habituellement associée. Ces photos prises dans les couloirs du Capitole donnent à voir des êtres vulnérables. Doute, peur, honte et fatigue se font jour au détour d’une épaule lâche, d’une lèvre crispée, d’un regard qui tombe. S’entrevoit alors, dès le début du parcours de l’exposition, la portée magique des portraits de Judith Joy Ross qui, traversant les voiles épais de la vie, révèlent l’ordinaire.
Il semble que ce qui nous réunit réside dans l’infinie profondeur du détail des corps. La lourdeur d’une tête adolescente penchée sur un livre d’algèbre, des mains cachées dans les manches d’un manteau trop grand, un regard qui commence à s’enfuir : les photos de Judith Joy Ross sont des images miroirs, qui viennent nous dire quelque chose de nous à travers quelque chose de l’autre. À propos de la série Eurana Park, l’artiste confie s’identifier à ceux et celles qu’elle photographie : après avoir perdu son père, elle retourne en 1982 dans un parc qu’elle a bien connu enfant et capture les jeunes qu’elle y rencontre, comme pour renouer avec un temps d’avant, intact, qui ne connaît pas la souffrance.
Judith Joy Ross rappelle qu’un portrait se fait à deux. Déclencher l’objectif s’apparente à poser une question, sans pour autant chercher de réponse. Faisant confiance à la vie, la photographe ne force jamais la résolution de l’énigme. En 2001, une semaine après les attentats du 11 septembre, quand elle prend en photo les personnes qui regardent au loin, depuis une réserve naturelle de New Jersey, les tours jumelles désormais disparues, elle laisse émerger ce qui sommeille dans cet instant, à la fois présent et déjà historique, sans y plaquer une vision préalable. Ce rapport intuitif à la création se retrouve dans son procédé technique, ancien et délicat : Judith Joy Ross a utilisé, pour la majorité de ses photos, un papier à noircissement direct. Ainsi ses images sont apparues lentement sur la surface du papier, sans recours à un révélateur.
L’expérience serait tout autre sans cette scénographie sobre et intelligente qui fait honneur à la puissance matérielle et spirituelle des photographies sélectionnées (plus d’une centaine). Les cimaises, toutes différentes — formant tantôt ligne, angle droit, escalier ou courbe –, accompagnent la singularité de chaque série. L’accrochage crée un rythme, avec silences, croches et contretemps. Si bien que, loin d’être aspirés dans un tunnel sans fin d’images, nous sommes invités à vagabonder librement dans cette mélodie. L’exposition, conçue par le commissaire américain Joshua Chuang, encourage une compréhension sensible au plus proche de la démarche de Judith Joy Ross.
En révélant les résonances entre poésie de l’instant d’un côté et histoire américaine de l’autre présentes dans les portraits de Judith Joy Ross, le BAL contribue à l’écriture de la mémoire de cette grande portraitiste dont l’œuvre — encore en cours — semble continuellement contemporaine.