Lignes de vies — MAC VAL, Vitry
Avec pour point de départ les échos pluriels d’une crise d’identité polymorphe et les stratégies de dépassement aussi bien que les résistances plurielles qu’elle suscite, l’exposition Lignes de vies au MAC VAL convoque quatre-vingts artistes qui sont autant de vies singulières à l’œuvre affirmées en œuvres. Une grande réussite.
Lignes de vies est d’abord un choc esthétique ; réjouissante et bigarrée, l’exposition s’inscrit dans la lignée de la déconstruction de thèmes en prise avec la société contemporaine comme avec l’histoire de nos sociétés qui font l’identité de ce lieu qui continue de s’affirmer comme l’un des plus inspirants et inventifs du pays. Défini comme « rhizomatique », son propos progresse par contagion creusant chaque fois, preuve à l’appui, une faille dans l’océan de possibles de la célèbre question de Michel Foucault : « La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? ». Vie et création, identité et existence, personne et personnage, créateur et création, signature et signe, individu et groupe se fondent pour en dévoiler la vertigineuse complexité et la belle porosité. Lignes de vies s’éloigne en effet avec pertinence de toute notion valise, de toute catégorisation a priori pour fouiller l’identité hors des attendus et inventer une perspective d’émancipation qui, loin de polariser, enjoint chaque individualité à penser, voire à dépenser sa singularité dans l’effort du faire.
De l’impasse initiale créée par la cacophonie des histoires personnelles narrées par une dizaine d’individus invités à se raconter par Esther Ferrer lors d’une performance jusqu’au tableau biographique éludant fatalement l’essentiel de ce qu’il est et marqué par la violence de l’arme à feu qui y est glissée de Monory, Lignes de vies s’annonce dès ses prémisses comme l’opposé du reflet de soi ; le miroir est ici à traverser pour toucher, violenter, malaxer et transformer cette image jusqu’à la fondre dans un monde de possibles qui la dépasse. Allant même jusqu’à se perdre dans la mimesis, dans l’autre que chacun peut enfin être, les propositions refusent une « meilleure » version de soi-même, illusion contemporaine inquiétante et lui préfèrent un dédoublement de la sensibilité et de l’attention à ce qui diffère, à ce qui fait rencontre. Le « Qui suis-je ? » essentiel à l’ouverture des débats se trouve ainsi formulé par le montage photographique de Tania Mouraud, engageant son corps à différents moments de sa vie pour interroger la persistance de sa propre signature, du nom accompagnant l’œuvre artistique qui tient tous ces moments de vie, tous ces visages en une entité à laquelle se référer. Un doute, un creux identitaire qui se verra assumé par ces « autres » que deviennent des artistes parmi les plus prometteuses de leur génération, Ariane Loze, qui campe tous les rôles de ses fictions et le duo Elsa & Johanna qui s’approprient des existences pour en offrir un reflet singulier, à travers leurs visages.
Comme à l’accoutumée au MAC VAL, la réflexion est profonde, passionnante et déborde largement les cadres de nos attendus. Pas de connivences flatteuses ici, pas de fraternité de classe ou de communautarisation des luttes ; l’identité est précisément le sujet de la rencontre plurielle où tous les goûts en matière de création, d’enjeux et de priorités conceptuelles se voient chamboulés pour éluder le confort d’un regard univoque. En plus de constituer un vadémécum riche de vies d’artistes contemporains (toutes générations, toutes conditions et toutes obsessions confondues) qui a une vraie valeur de précis d’histoire de l’art en mutation, l’exposition parvient à la déjouer pour démontrer la plasticité de l’identité, l’intégrant dans une dynamique du devenir qui la fait transiter de matériau à matière même du propos. Les vies ici se racontent ; mais plus encore racontent des chemins qui sont autant de balises pour attiser les concepts d’existence et d’identité. Elles s’engagent, se dévoilent et se parent de nouveaux voiles, deviennent des prétextes à de nouvelles formes, se perdant dans des entreprises communes où se retrouvant à travers le temps, à l’image du meuble de Christian Boltanski qui, de sa référence à ses propres souvenirs, invente un coffre métaphorique à ceux de tous les autres, peuplé de créatures monstrueuses et intimes.
Au centre des débats, Karina Bisch utilise, elle, les codes de la scène pour installer une déclinaison de l’identité à travers des signes et des symboles des histoires de l’art et de la culture. Une figure humanoïde vêtue d’un panaché de couleurs propres au théâtre, un tableau figurant un corps (celui que plaquaient les collaboratrices d’Yves Klein dans ses « Anthropométries »), ici repeinte à la main en usant de son propre système de couleurs. Face à cette installation, Jim Shaw démultiplie le reflet de son double en usant des médiums traditionnels (peinture et sculpture) pour élaborer deux figures humaines identiques, représentant l’artiste dans une allégorie de son sentiment face à certaines expositions. Nous rendant ainsi un double miroir figé, il ouvre l’abîme de notre propre présence à l’œuvre, ce reflet de vies mises en jeu comme autant d’acteurs persistants avec lesquels nous partageons la scène, le visiteur étant lui-même intégré au dispositif de l’exposition.
Un tour de force permis par une scénographie qui souligne la nécessaire implication de soi. Articulée autour d’un îlot central constitué de livres (dont les auteurs font partie intégrante du « casting » de l’exposition) qui sont autant de pièces à conviction de l’enquête polymorphe à laquelle se sont livrés le commissaire et ses assistants (Frank Lamy avec Julien Blanpied et Ninon Duhamel), elle apparaît comme une réussite totale. Foisonnante et bariolée, à l’image de son sujet, sa conception à la manière d’un plateau appuie la radicale horizontalité d’un propos qui dénoue les fils d’une continuité faite d’allers-retours entre l’art et la vie. La liste d’artistes est impressionnante et l’on ne peut que rendre grâce au musée de prendre soin d’en présenter, succinctement mais précisément, chacune des œuvres. Un souci qui allie définitivement à l’intelligence de l’exposition le plaisir de la découverte.
L’image de l’artiste est ainsi finalement relativement absente, l’exposition lui préférant le corps comme représentation et idée faisant référence à la vie comme à une démarche, comme un « agir » plutôt que comme une action. On retrouve l’équation : identité égale vie égale mouvement. C’est aussi un miroir fascinant pour penser sa propre vie, sa manière de se définir loin des revendications uniques de genre ou d’appartenances communautaires pour élargir la réflexion à une nouvelle définition de l’identité qui passe par la création, le souci de l’autre, le souci de l’acte, mais aussi la pensée de soi, la capacité à s’émanciper de la posture pour renvoyer un reflet libre et assumé, pour fragile et déterminé qu’il reste. L’identité est en ce sens « fabuleuse », loin d’être une délimitation, elle est une balise dans la somme d’intensités du monde, rappelée définitivement à son essence relationnelle et plastique, pensant et pansant au passage les crises de frontières contemporaines qui l’agitent au cœur.
On croise ainsi également des tentatives d’épuisement de l’identité mais aussi des jeux sur celle-ci, sur le signe et la signature de l’œuvre, démontant l’expression du corpus pour s’approprier, s’infiltrer dans celles d’autres. On peut penser par exemple au duo Émilie Brout & Maxime Marion qui infiltrent les photos souvenirs de touristes en goguettes participant, bien innocemment, à l’invasion dans leur mémoire et dans celle d’autres de deux existences étrangères, parasitant le système de la représentation plus que leurs auteurs. À l’inverse, Smith étale à la vue de tous un morceau de météorite, une poussière astrale qu’elle se verra inoculer par la suite, ancrant dans son intériorité le vertige de la pure altérité, l’extra-terrestre.
C’est ainsi toute la pensée de l’urgence, le rythme des découvertes et des ouvertures que chaque œuvre crée avec la suivante, la précédente ou son opposée qui se ressentent dans un parcours alternant les sidérations, questionnements, hurlements, stratégies et remises en question. Autant de diagonales que chacun tracera à son gré sur ce plateau peuplé d’autant d’énigmes lancées à la nôtre d’existences qui nous côtoient. Car rien ne surplombe ici et, quand elle est sujet explicite de son œuvre, la posture de l’artiste n’en apparaît que comme déplacement, extériorisation de la position qui abdique le besoin de faire de sa vie un « objet » d’exposition. L’œuvre ne peut en effet se plier à la restriction d’un tel rapport de domination et se meut avec bonheur ici dans une dynamique constante dont le centre se fond avec le moment de sa perception. En ce sens, pour suivre à grands traits un Spinoza qui ne serait pas étranger à cette mise en crise de la subjectivité toute puissante, le corps même de l’artiste, en portant en lui cette dynamique foudroyante, devient idée capable d’insuffler dans le monde les notions de sa propre raison d’être.
Excitants, inspirants, contradictoires et toujours inventifs, art et littérature apparaissent ici dans ce qu’ils ont de plus grand, une mise à l’épreuve de la vie drainée par un regard qui la force à ne faire sens qu’à la mesure de ce qu’on y participe, de ce qu’on y fait se déjouer. De la crainte initiale d’une exposition de soi, d’un miroir tendu à l’égocentrisme de chacun, cette sélection d’œuvres prouve, par la complexité et la richesse de perspectives qu’elle dessine, à quel point la mise à l’épreuve de soi et l’engagement de sa vie composent les biais pour en sortir, pour faire de soi un autre et par là fissurer la réalité de chacun.