Louise Hervé & Chloé Maillet — Le Crédac, Ivry-sur-Seine
Louise Hervé & Chloé Maillet investissent le Crédac du 20 janvier au 25 mars pour proposer une exposition où règnent gravité, ludique, réflexion et jovialité. Spécialistes du mélange des genres, elles convoquent des références hétéroclites qu’elles manipulent et télescopent dans un kaléidoscope culturel où l’histoire se mêle à la science-fiction, où la science s’éprend de rêverie. Un grand écart paradoxalement comblé entre invention et référence, entre chimère et réalité par l’image même de l’étrange animal qui donne son nom à cette exposition, l’iguane.
Parcours plus prospectif que rétrospectif, L’Iguane se refuse pourtant à se donner comme un objet exposition identifiable. En mouvement, comme ces artistes, il se joue du vide, de l’absence et de la perte de repères pour mieux accueillir le rêve, ce flottement qui dessine la possibilité du surréel. Impossible à caractériser définitivement, l’exposition échappe, autant que le sens, qui se tord et se dilate en une multitude de directions, empilant sans les accumuler les œuvres qui multiplient formes, supports et origines. Un corpus qui fait écho à leur propre pratique où films, installations, performances, théâtre et vidéos cohabitent sans hiérarchie mais aussi avec une économie de moyens qui se confond avec cette forme d’art de l’invention.
Chez Louise Hervé et Chloé Maillet, pas de prosélytisme, chaque invention, chaque élément d’histoire comporte, dans sa singularité, une part d’aliénation de soi ou de la chose dans un système plus large qui, s’il en définit de nouvelles règles et de nouvelles possibilités, n’impose pas un regard qui, à son tour, tomberait dans l’utopie. En ce sens, leurs présentations ne perdent jamais cette instabilité fondamentale du réel.
Abandonnant leur rôle récurrent de conférencières sobres et méticuleuses, les deux artistes établissent au sein du Crédac une exposition en trompe-l’œil, où la notion de rétrospective, perceptible avec la multitude de pièces reprises ici résonne immanquablement avec l’ambition anthologique, comme un livre ouvert à nouveau, plein d’événements de la création qui font aujourd’hui histoire. On assiste ainsi à la réactivation d’anciennes œuvres autant qu’à la mise en place d’une exposition dans l’exposition, qui rejoint le programme de performances jouées par d’autres qu’elles-mêmes et confirme cette plongée vers l’avant, autant de nouvelles écritures pour des histoires à venir.
Une ouverture à l’inconnu qui trouve une traduction magnifique dans la place accordée aux artistes « outsiders » au sein-même de l’exposition, révélant par l’exemple le parallélisme des utopies historiques et anthropologiques avec la pratique artistique, qui la prolonge. Cette incursion d’œuvres d’art d’envergure au sein de leur exposition marque véritablement un tournant conceptuel fascinant. Dans un jeu de miroir et de vertige, les peintures sont autant de sujets qui ornent leur composition globale. Malicieusement placée sous l’égide des forces extraterrestre, cette mise en scène d’œuvres d’art sert d’introduction autant que de conclusion à un parcours qui multiplie les paradoxes et encourage cette propension à rêver sa vie et à engager les moyens pour s’y conformer.
La juxtaposition des informations historiques, des images et légendes glanées pour appuyer leur propos sous des dehors objectifs apparaissent immanquablement comme une tentative de déplacer le champ de la connaissance dans l’expérience même de l’espace muséal. Sans prétention mais avec un véritable sérieux dans le décalage, l’enjeu est bien ici l’attention, la capacité du duo à se mettre en scène ou mettre en scène d’autres intervenants au sein d’un dispositif scénique qui encourage les aller-retour du regard, les zigzags de la pensée pour toucher, à chaque recoin de la démonstration, un élément de l’attention, un point secret de l’émotion pour ouvrir à la connaissance, à l’apprentissage.
Cette dimension du savoir est lisible au sein de l’exposition à travers la référence, une constante dans leur travail, au mouvement saint-simonien, dont l’attachement à l’égalité autant que la création de nouvelles valeurs semble bien un reflet de cette forme de pensée développée par le duo où le sérieux n’est qu’un mode de transmission de la fabuleuse et souvent insensée force de l’imaginaire. Un décalage qui fait tout le sel de leurs présentations.
Cette exposition personnelle est aussi une occasion formidable de retrouver les films de ce duo d’artistes diffusés en continu dans la salle de cinéma du Crédac. Parmi ceux-ci figure tout d’abord l’ambitieux Un projet important qui semble compiler une multitude de thèmes que les deux artistes aborderont au long de leur travail avec la question du souvenir implanté, du souvenir comme objet transmissible et partageable. Un souvenir du futur en quelque sorte, voire d’un passé qui aurait « dû » avoir lieu. Dans la forme, le film impose sa singularité en suspendant le cadre narratif pour mettre en avant des séquences dédiées à la danse, au spectacle qui rompent la linéarité du récit. Un récit qui invite lui-même la question du ludique, analogue à la composition de communautés unies par un même contrat autour de « règles », à l’image du ce club de tennis sur la lune qui fait office de poche de résistance face aux règles terriennes et invente ses propres stratégies de lutte tout en se montrant aussi manipulateurs que la société qu’ils fuient. Un projet important se fait métaphore d’une administration de l’imaginaire, une tentative de traiter le souvenir et l’image comme des données partageables, objectivement « déplaçables ».
De la même façon, dans Un passage d’eau, les activités élémentaires d’un groupe d’aqua-curistes lient les différents protagonistes tandis qu’un second axe narratif suit les manipulations de pêcheurs. Basée sur l’idée d’une immortalité possible du homard, ce film explore un rapport à l’eau et le fantasme d’une vie éternelle. Des thèmes qui sont ainsi autant de d’illustration d’une pensée « diagonale » qui n’a de cesse de se projeter hors du cadre pour mieux s’en émanciper.1
On oscille ainsi, dans ce parcours, entre création et plongée au sein d’esprits singuliers où la rigueur des protocoles ne cache pas l’invention pure d’un nouveau rapport à la pensée, déterminé dans cette confusion de la création et de la transmission, soulignant de fait, malgré ses allures de didactique positiviste, la nécessaire complémentarité des deux, voire la nécessité d’en rejouer l’expérience pour en tirer une véritable connaissance.
Se mettre en posture donc, à la manière de leurs personnages plongés dans des mondes aux lois surréelles, obligés de répondre à des critères et injonctions qui, pour arbitraires qu’ils paraissent, suffisent aux deux artistes pour délimiter un univers inventé qui fonctionne immédiatement, une suite d’événements entre folie et logique systémique qui jouent précisément de la posture d’acceptation pour laisser émerger une puissance narrative formidable. Redire le chaos organisé des lois du monde, en offrir un parallélisme pour mieux comprendre les apories de celui-ci, phénomènes constitutifs de sa complexité.
À travers le temps, à travers l’espace, à travers les dimensions mêmes, le regard de ces deux exploratrices des savoirs continue de se poser avec une acuité performative où chaque dose de connaissance, de croyance, deviennent autant de modules de savoir pour continuer de transformer leur vision du monde autant que notre perception de celui-ci.
1 Ces deux films sont présentés dans l’exposition du 20 janvier au 20 février, ils sont remplacés à partir du 20 février par Une reconstitution et un souterrain, 2011 et Ce que nous savons…, 2007