Mari Katayama
Mari Katayama invente, coud et bâtit des prothèses, des parures et autres alter ego de membres de son corps qui transforment le manque, la rupture qu’elle met en scène en dévoilant les cicatrices singulières de ses amputations, en une vacance à repeupler. À l’occasion de son exposition personnelle à la galerie Suzanne Tarasiève, retour sur un œuvre qui parle autant du monde que de corps.
Car c’est bien la question de la géographie du domaine du corps qui préside à la démarche de l’artiste, interrogeant dès l’origine la quantité même de ce qui la constitue jusqu’à remettre en cause ses limites et la frontière qui sépare celui qui la regarde d’elle-même : « quelle quantité de cela est toi et quelle quantité ne l’est pas ? »1. Dans le calcul de la mesure, c’est alors l’impossibilité d’envisager une réponse qui mène à la contradiction fertile de son travail : « je ne me rends pas compte que la personne représentée dans les autoportraits est moi-même. Il y a quelque chose en moi qui est la même que vous. Je suis vous »2. Là encore, deux pôles magnétiques se font face pour se perdre dans une séparation qui semble hurler son désir d’attraction. Tenant bout à bout distanciation et réappropriation, entourage nécessaire à sa mobilité physique (soutien familial, fabricant de prothèse) et capacité de porter au regard des autres sa propre infirmité, Mari Katayama a toujours pensé sa pratique (solitaire à ses débuts, dans l’espace de son foyer) comme la possibilité d’une expérience qui la dépassait.
De personne, elle devient ainsi personnage qui résout l’ensemble des variations de son œuvre et donne la juste mesure des formes abstraites qui interviennent dans certains travaux. Il en va ainsi de certaines photographies dont ses jambes sont le seul sujet, véritables coups de force esthétiques brouillant les attendus d’une mise en scène de la chair, où l’organique se perd dans des courbes uniques évoquant d’autres champs et d’autres matériaux.
Chair et physique, après avoir flirté avec la luxueuse ornementation baroque, pour ne pas dire rococo de ces mises en scène soignées, peuvent alors renvoyer à un minimalisme pur et embrasser une altérité radicale qui offrent une lecture essentielle de l’adaptation de notre perception à la transformation, à la mutabilité et à la variation du corps dans la modification de l’identité. La série In the Water, réalisée en 2019 illustre à merveille cette réussite d’un art global résolu dans la mise en place de ses propres codes pour étonner à chaque invention. Et l’ambiguïté de certains titres participe de ce plaisir de la confusion où la personne assumée, revendiquée et montrée dans la peine puissance de ses moyens se perd avec bonheur comme un simple élément de cette totalité. Le personnage Mari Katayama devenu lui aussi vecteur de transmission d’une expression, prothèse d’une création qu’elle aussi peuple.
Une symbiose presque paradoxale qui a l’étrange nécessité de se nourrir de cette séduction plastique (qui, pour efficace qu’elle est, aurait pu se limiter au sensationnel du papier glacé) pour fomenter une réflexion presque antithétique de l’attraction des corps. C’est ainsi la magnétisation de notre regard qui reconstruit le rapprochement et force l’imaginaire à prendre le relais pour convenir, avec le corps de l’artiste, qu’une indicible beauté réside alors dans cette réparation idéale, dans ce que lui comme nous ne comprenons pas. Et qu’aucun ne peut contenir.
1 How much of this is you and how much is not you? Who do I and you belong to, and where are we?
2 I am not aware that the person in the self-portraits is myself. There is something in me which is the same as you. I am you.”
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