Nona Faustine, White Shoes — Brooklyn Museum, New York
Le Brooklyn Museum organise en 2024 la première exposition de l’artiste new yorkaise Nona Faustine, née en 1977 qui met en avant sa série White Shoes, un ensemble d’autoportraits saisissants de l’artiste qui confrontent l’Amérique à son passé.
Représentations de soi et images d’Epinal d’une Amérique rêvée, Nona Faustine (née Simmons) brouille les lignes pour en faire vibrer les hiatus qui, loin de recouvrir la réalité, engage le spectateur à la lire différemment, à régler à nouveau sa focale pour y percevoir les différentes strates qui la composent. Publié en 2021, le livre compilant la quarantaine d’œuvres démarrées en 2013 use pour fil conducteur cette paire de chaussures blanches (symboles de la bienséance exigée et assimilée des populations noires au début du XXe siècle aux Etats-Unis) à talons qui fait corps avec l’artiste et l’accompagne dans sa tentative de répondre à cette question initiale : “À quoi ressemble une personne noire aujourd’hui dans ces endroits où les Africains étaient vendus il y a un siècle et demi ?”.
Ancrée dans l’histoire de l’esclavage, son interprétation moderne de la ville, qu’elle sillonne chaussée de cette simple paire, met en scène le corps de l’artiste dans des endroits symboliques ou d’apparence anodine portant trace de ce passé. Réputée plus libre et tolérante que certaines régions états-uniennes, la ville de New York n’en a pas moins été le théâtre d’une lutte constante menée contre la minorité noire. En se mettant en scène parfois nue ou affublée de quelques accessoires, elle rend un hommage vibrant à la résistance d’une communauté, à la diversité des apports culturels qui en sont nés et à l’importance de persévérer dans la reconnaissance d’une juste égalité des êtres. De Brooklyn au Bronx, les monuments d’une culture mondialisée résonnent dans la terrible crudité des rapports de force qui l’ont façonnés et qu’ils ont contribué à maintenir.
Son corps, loin de correspondre aux canons des images contemporaines de la beauté et soumis aux éléments extérieurs par son exposition immédiate à l’immensité de la ville devient le symbole d’une lutte qui engage fierté (la droiture de son visage n’est jamais prise en défaut), justice et un humour symbolique qui fait sensation. À travers ce simple vecteur, un corps partiellement nu, dérangeant forcément les repères d’une société de conventions, revendiquant sa force tout en exhibant sa profonde fragilité, Nona Faustine brouille les codes de la bienséance et perturbe les rapports de force. Encourageant les spectateurs d’aujourd’hui à regarder différemment leur propre ville, c’est un filtre historique passionnant et sensible qu’elle décline sur un monde qu’elle enjoint à affronter son passé. Territoires sur lesquels ont été perpétrées des injustices, terres privatisées par des esclavagistes, la présence même de l’artiste, se tenant droite et silencieuse en des lieux qui lui auraient été interdits constitue une réponse historique aussi efficace que sa raison se révèle terrible.
Mais c’est également dans le présent qu’agit Faustine, usant de la charge contemporaine du corps de la femme noire nue dans une culture occidentale qui, si elle en a fini avec certaines lois iniques, n’en perpétue pas moins un code de discrimination socio-culturelle réservant la nudité publique à la photographie de mode et à ses exigences physiologiques. Une résonance transhistorique dont la force symbolique n’est pas sans dépasser les frontières géographiques, elles, évoquant en sous-texte celles d’aujourd’hui qui empêchent d’autres de se tenir, (to stand) à leur tour en certains lieux. Elle-même se considérant comme “une canalisation voyageant à travers l’espace et le temps, en solidarité avec des personnes dont les noms et les souvenirs ont été perdus mais sont ancrés dans la terre”1. À la question initiale de l’artiste s’ajoute alors celle, plus large, de notre propre pouvoir, à quoi ressemble et comment faire quoi que ce soit de notre liberté à tous sans omettre qu’elle peut à tout moment nous être dérobée ?
Aujourd’hui saluée par une institution majeure de la ville qui l’a vue grandir, l’ascension dans le monde de l’art de Nona Faustine tient autant à la force plastique de compositions qui font le choix d’une radicale sobriété qu’à la portée symbolique documentée parvenant à jouer de l’humour et à propulser tout risque de grandiloquence vers une ironie cinglante aussi pince-sans-rire que consciente de son urgence absolue.
1 “I am a conduit traveling through space and time, in solidarity with people whose names and memories have been lost but are embedded in the land.” Citation extraite du dossier de presse de l’exposition Nona Faustine, White Shoes au Brooklyn Museum de New York.
Exposition Nona Faustine, White Shoes, Brooklyn Museum, du 08 mars au 07 juillet 2024