Rien ne va plus — LAC, Collection Jean-Michel Attal
Deuxième exposition du LAC, Loukoums & Art Contemporain, Collection Jean-Michel Attal, Rien ne va plus affirme non seulement la force et la cohérence de son fonds avec une liste d’artistes aussi prestigieuse que pointue mais aussi la vigueur du regard qui la porte aujourd’hui dans une volonté assumée d’engager un dialogue percutant et fertile avec le monde dans lequel elle s’inscrit.
Plongé dans un corridor saisissant et comme étranglé par les images de mains burinées, par les doigts enserrés dans des lèvres de Dieter Appelt, le visiteur s’engage de front face aux terrifiants visages éteints d’Antoine d’Agata. Vie et mort dansent, dès l’entrée de ce parcours au rythme syncopé des pas qui nous portent, d’une cimaise à l’autre, hors de cette emprise d’une beauté radicale. Rien ne va aller ; tout se tend.
Autour du polyptyque comme médium, l’exposition joue de la variation et de la déclinaison pour révéler la portée de visions polyphoniques dont le sens, démultiplié, figure la continuité du délitement, la poursuite du choc. La focale, toujours changeante, interdit la synthèse et épouse en cela la complexité constitutive du monde. Rien ne va plus ; parce que tout s’accumule. Les menaces spectrales de travaux encore hantés par la Seconde Guerre mondiale et la conflictualité généralisée des années 1990 prouvent ici leur terrible actualité en empilant leur inquiétude visionnaire à une époque qui en reconstitue les germes.
Un paradoxe qui n’en est pas un dans l’horizon bouché de Gregor Schneider et sa superbe série Totes Haus ur. Venedig. Les espaces intérieurs de cette réinvention paranoïaque de sa maison d’enfance s’y égrènent comme autant de prisons mentales et l’architecture devient, pas après pas, la matrice d’une course labyrinthique au cœur d’un ordre qui, parce qu’il nous est profondément familier, nous broie. Déclinaison photographique de son installation au sein du pavillon allemand pour la Biennale de Venise 2001, la série rééchelonne l’expérience d’alors en privant le corps de mouvement, inscrivant dans une durée perpétuelle l’absurdité d’une structure pensée pour noyer nos espoirs, alternant les signes architecturaux pour briser la sécurité du foyer, qui derrière chaque porte menace de devenir mouroir.
En miroir, lorsque Miriam Cahn s’empare du multiple pour déployer sa série 8 Tage, un ensemble de dessins composé en huit jours, c’est une autre fragmentation qui s’opère, celle du temps où l’urgence du geste, la répétition, l’approximation et la succession délimitent les frontières de l’expression. Œuvre majeure de l’exposition, elle résonne, dans la double contrainte du temps et du format imposée à la liberté foudroyante de sa lecture du réel, avec l’emprise de divisions d’un monde qui ne s’observe que depuis des fenêtres, littérales, métaphoriques.
Seules peut-être ces formulations de limites, ces explorations des contraintes ouvrent une perspective et une possibilité, avant même de s’en émanciper, de prendre conscience des cellules (psychiques, physiques, cognitives et matérielles) qui enserrent notre regard. Celui-ci se trouve propulsé de part et d’autre, de haut en bas à la recherche d’un équilibre qu’il cherchera en vain dans ces compositions enlevées aux cadences accidentées ; le choc est si intense qu’il laisse inerte. La stupeur se répète et l’effroi devient une constante, faisant du médium et plus encore de sa présentation sur les cimaises, proche de l’accumulation, un nœud crucial de sa portée politique. Et la prison « libre » de Schneider de résonner à nouveau. Rien ne va plus ; tout se fige.
La structure même de l’espace d’exposition se révèle alors être une troublante analogie de ce parcours qu’elle accueille, justifiant la réussite de cette exposition et de sa problématique. Ses coursives renvoient à une forme d’enfermement et de surveillance, un sentiment carcéral qui, en guise de conclusion, permettra tout de même, par l’élévation, de sublimer ; en montant à l’étage, où les thématiques, toujours aussi fortes, font émerger le signe ; par la lettre, par la forme, le mot ou son absence. De la mise en scène d’objets aléatoires pour former des ombres qui deviennent le sujet de paysages recomposés par Mac Adams aux messages recomposés de Liam Gillick, des narrations infimes et existentielles encrées sur des images dont le sens se trouve lesté d’une histoire de circonstance chez Victor Burgin à la réinvention par Mounir Fatmi d’une intervention publique dans la solitude d’un studio, frappant les touches d’un clavier d’une machine à écrire devenue muette sous les coups extérieurs1, résonance et dissonance deviennent les deux faces d’une réalité qui ne se saisit que par la répétition des tentatives, la multiplication des preuves de sa modification.
Rien ne va plus ; tout déraille, jusqu’aux mots, jusqu’à la langue. Pour suivre le cours du monde, peut-être est-il alors nécessaire de dérailler avec lui ? Un biais qui pourrait presque faire office de conclusion à travers la série de disparitions A Happy Day de Reynier Leyva Novo, effaçant Fidel Castro d’une série de photographies, laissant derrière lui un pupitre vide, et un micro aphone. Une biffure de l’histoire en forme de pied de nez aux falsifications historiques des photographies dans la propagande communiste. L’image d’un spectre voué à l’oubli redonne pourtant sa place à un peuple qui, lui, continue de faire corps et, s’il est très certainement aussi parcouru de contradictions, a tout autant de possibilités d’être réceptif à la multiplication de perspectives qui, pour aussi dures qu’elles sont, résonnent avec le monde qu’il habite.
Rien ne va plus ; il est donc temps de prendre l’injonction au sérieux, de faire ses jeux et repenser ce que l’on savait aller de soi ; et percevoir peut-être que, sans démultiplier les points de vue, sans fragmenter notre propre perception, l’évolution attendue a tout de la répétition du cycle.
1 Cette œuvre est une suite donnée à la censure de son œuvre Technologia, qui projetait notamment des sourates du Coran dans l’espace. Elle fut exfiltrée du Printemps de Toulouse en 2012 après avoir été le théâtre de manifestations publiques de religieux musulmans et de l’agression d’une femme par l’un d’eux considérant comme un blasphème le fait de marcher sur un sol recouvert de tels signes lumineux.
Rien ne va plus, du 9 octobre 2025 au 10 janvier 2026 — LAC, Loukoums & Art Contemporain, Collection Jean-Michel Attal, 80A, rue Bobillot 75013 Paris — Entrée libre — Tous les samedis de 14h à 17h30