Sigmar Polke — Le Bal
Le Bal organise jusqu’au 22 décembre une exposition du peintre Sigmar Polke en photographe à l’occasion de la redécouverte d’un ensemble exceptionnel de tirages qui témoignent de sa pratique photographique intensive et de sa tendance fascinante à l’expérimentation.
Autour de ces photographies retrouvées parmi un ensemble de près de 3000 vues réalisées dans les années 1960-1970 et dont on ne sait même quelle postérité Polke leur aurait souhaité, l’exposition dresse un véritable herbier d’une création incessante. La somme de ce trésor témoigne, s’il le fallait, de l’importance de la pratique photographique dans la vie de l’artiste (qui s’est attelé à développer tous ses clichés) et voyageait toujours accompagné de son laboratoire. Chaque image apparaît ici comme une somme d’expériences chimiques, de cadrage, d’abandon, d’aléatoire et d’incertitude (de nombreux clichés ont été pris par d’autres, l’artiste ayant partagé son appareil avec ses amis) qui, s’ils débrident même la notion d’auteurs, s’attaquent plus encore à la question de l’œuvre. Car il n’est définitivement pas question ici d’un œuvre photographique au sens traditionnel du terme. Le propos de l’exposition insistant fort justement sur la valeur de témoignage que cette recollection constitue ; pour autant, ce témoignage, dans sa pluralité, dans le foudroiement de certains clichés, dans les parentés que certains présentent avec sa peinture, fait véritablement œuvre en tant que tel et nous plonge tout aussi bien au creux d’un imaginaire nourri par toutes ces visions qu’au cœur d’une époque du possible, une vie passée à essayer de « garder » image autrement d’un monde sur lequel le regard est perpétuellement à inventer.
Hors de toute perspective morale, « l’infamie » évoquée dans le titre de l’exposition réside en ce point central ; qu’il s’agisse de sa peinture ou, ici, de sa photographie, Polke pratique un art effectif de « l’accident », organise la rencontre frontale d’éléments disparates, la corruption de chacun d’entre eux dans leur point de friction, l’aliénation de ce qui nous appartient, de notre image et de nos apparences dans un entremêlement qui dissout chaque ligne en l’autre, pour mieux la souligner. L’infamie c’est alors cette pratique de demi-démiurge, organisant les contours de son chaos pour y laisser agir les intensités propres de luttes visibles, de stratégies du regard pour y déceler la forme et, derrière tout honneur des apparences, sentir le bonheur de cette énergie en mouvement qui y souffle. Comme dans sa peinture, les fragments épars en compétition, en lutte, forment un paysage vibrant, le décor impossible de silhouettes jetées-là et s’y débattant. Son paysage à lui ici, ce monde qu’il a habité.
Dans le film Droite / Gauche de Lutz Mommartz présenté au début de l’exposition, la silhouette de Sigmar Polke oscille entre calme sérénité et excitation primaire. Une forme de symétrie dégénérée qui semble aussi un processus actif dans sa photographie, à cela près que sa géométrie à lui agite l’image en profondeur, applique les axes dans la superposition de deux couches, inventant un point de rencontre originaire et imaginaire à partir duquel se déploient des axes nouveaux de lectures de scènes anodines. Les silhouettes se coulent entre elles, les noirs profonds dévorent des possibles clartés, les formes se refusent à faire signe univoque et multiplient les expériences pour ne jamais tomber dans la formule, dans le produit. De l’attrait évident d’une photographie passée, de la force romantique de couleurs déjà dégénérescentes sur le papier photographique, l’ensemble dépasse le charme nostalgique pour déjouer toute beauté formelle ; les aléas, les sujets, les lignes se contredisent pour mieux charger chaque image d’une émotion propre. Sigmar Polke se dévoile ainsi en alchimiste perpétuel, enchanteur de conte aux pulsions libérées, toujours à la recherche de formules plurielles, trouvant sa raison de poursuivre dans la pratique même de cette pluralité. On se prend alors à penser à celles qui l’auraient marqué profondément lors de leur découverte, quitte à douter de chacune, à se méfier de toutes. L’essentiel, peut-être de son souhait.
Le parcours de cette belle exposition, volontairement aéré, refuse l’abondance et permet de bien entrevoir la question du temps, de la progression continue et néanmoins heurtée d’une pratique sur la longueur, nécessitant forcément une véritable implication de son auteur, qui ne l’est pas. Et l’on s’émeut de ce temps passé dans l’obscurité d’une chambre de tirage à observer les formes lentement apparaître, copies de copies de scènes superposées, surexposées, tout comme on s’émeut devant cette plongée dans un univers esthétique tortueux, expérimental et prêt à torturer la réalité, la rendre assez fidèlement à sa vision pour y mener une vie.