Miroslav Tichý — Galerie Christophe Gaillard
Avec « Piège pour un voyeur », la galerie Christophe Gaillard propose une exposition subtile autour d’un photographe que le monde de l’art, tout comme les forces politiques communistes de sa Moravie natale, n’auront jamais réussi à dompter.
Miroslav Tichý — Piège pour un voyeur @ Christophe Gaillard Gallery from January 10 to February 28, 2015. Learn more Peintre doublement contrarié, d’abord par une Académie des Beaux-Arts de Prague qu’un renouvellement « puritaniste » fera fuir en 1948, puis par la confiscation de son atelier, Miroslav Tichý deviendra dans les années 70 ce personnage que la légende aura tôt fait de dépeindre sous les traits d’un clochard céleste, vagabond insoumis au desiderata de l’idéal travailliste et pourtant créateur incessant de clichés, d’images et de représentations. Saturés, tordus, sauvagement retouchés, les photographies de ce personnage hors-norme (que la galerie dévoile également dans l’intimité au travers d’images intimes) puisent jusqu’à l’excès la fontaine de féminité de la ville de Kyjov.Portraits capturés au hasard des rues, corps aveugles volés sur les bords de la piscine municipale, les femmes de Tichý sont centaines, sont milliers, gravées sur des clichés sauvages aussi peu pensés pour la postérité qu’avidement développés, repensés et sans doute compulsés par ce maître de l’instant, que l’on se plaît à imaginer ermite solitaire entouré de tous ces visages, cuisses, fesses, épaules qui jonchent les murs et le sol de son antre. Car Miroslav Tichý pense lui-même son outil de production, inventant, fabriquant avec les moyens du bord des appareils photographiques aux allures de monstres mécaniques et s’attache à tirer, retoucher et même mettre en scène, à l’aide du dessin, ses propres clichés. Dans un monde alors fermement « classé » et hiérarchisé, puis largement globalisé et financiarisé, l’indépendance totale et la persévérance d’un artiste qui invente un univers de fragments volés de féminité sonne comme une subversion.
La « légende » de Tichý est décidément tenace et subtilement assumée par la galerie Christophe Gaillard qui nous fait pénétrer, tel un voyeur, dans ce monde de voyeuriste. Ainsi, si elle ne réunit pas les œuvres les plus marquantes de cet artiste foudroyant, l’exposition en saisit l’esprit, s’adapte à ce regard et à cette existence si particuliers en installant, au milieu de la galerie, une structure inhospitalière, planches de bois assemblées grossièrement et recouvertes d’une épaisse toile noire laissent entrer, à travers quelques zones déchirées, la lumière artificielle des spots. Entre cabane d’ermite et chambre noire monumentale, la structure accompagne les deux pans de l’esprit génial de Tichý. Dans la pénombre, on devine des formes, l’attention du regard est sollicitée à l’exacte inverse de la fugacité des rencontres, immortalisées en quelques secondes, tandis que leurs yeux, quand ils en ont l’occasion, brillent encore d’une évanescente stupeur face à cet homme qui pointait sur eux son étrange objectif.
Une occasion rare, donc, d’approcher ce carrousel obsessif où l’arrogance de la pudeur se mêle à la sensualité de l’indiscrétion, où l’interdit et le consentement muet participent de la mécanique de ce « piège pour un voyeur » que sont les photographies de Miroslav Tichý, un regard qui fait du quotidien et de la banalité un spectacle dont on ne peut détourner les yeux.