A Hole in Time — CAC La Traverse, Alfortville
Quelles traces restera-t-il de notre monde après notre disparition ? Jusqu’alors si accoutumés à étudier les résidus du passé, comment imaginer aujourd’hui les vestiges de notre futur ? Bâtie autour de la notion d’uchronie, l’exposition A Hole in Time, présentée au Cac La Traverse jusqu’au 15 décembre, tente de répondre à ces questionnements à l’aide d’un corpus d’œuvres de huit artistes savamment sélectionnées par son commissaire Victor Mazière.
Dès la première salle, le ton post-apocalyptique est donné : nous évoluons dans un cabinet de curiosités éclectique, où chaque œuvre vacille entre archaïsme et futurisme, proposant une réflexion matérielle et sensorielle autour du fossile. À droite, deux panneaux en cire d’Angelika Markul nous donnent à voir une surface texturée quasi abstraite, bien qu’étrangement familière : nous trouvons-nous encore sur Terre ou ailleurs ? S’agit-il d’un minuscule détail agrandi, ou d’un immense relief ? En écho à ces échantillons telluriques, les Micro-mousses en polystyrène d’Émilie Benoist viennent elles aussi redessiner un paysage inédit, où naturel et artificiel se rencontrent dans la création de micro-organismes nouveaux. L’action à la fois chimique et organique du temps se retrouve là aussi dans les vestes en latex créées par Bianca Bondi, dont la matière et la couleur sont lentement grignotées par les sels minéraux qu’elle y a ajoutés. Telles des secondes peaux abandonnées à l’effet de la nature, elles n’apparaissent plus que comme des résidus de vie où toute présence humaine semble déjà lointaine. Notre approche multisensorielle de ce monde résiduel est corroborée par l’installation olfactive de Manon Bellet, dont les cinq parfums nous transportent immédiatement dans nos souvenirs, nous invitant à sentir « l’ailleurs », mais aussi reconnaître le familier d’un présent bientôt révolu. Enfin, une sculpture serpentine en résine de Laura Gozlan, emprisonnant un câble électronique, nous donne une idée de ce que seront les fossiles de demain, alors qu’une image énigmatique de Laurie Dall’Ava voile de mystère le monde que nous croyions connaître.
Si la matière et les sens étaient à l’honneur dans ce premier espace, c’est davantage une réflexion sur le temps qui s’écoule et la perception qu’amène la suite de l’exposition, en passant par le prisme de la physique. Les trois œuvres de l’artiste Lyes Hammadouche s’apparentent à des (ré)inventions hybrides, détournant des objets respectés dans notre quotidien pour leur symbolique et leurs apports scientifiques — sablier, boule de cristal, miroir — en vue de les rendre absurdes et vains. Ponctuées par deux images non moins intrigantes de Laurie Dall’Ava, ces créations bousculent notre rapport aveugle aux sciences, présentant un futur où même ses objets sont capables de nous trahir.
Les différentes salles du troisième et dernier espace explorent notre rapport à l’image et à la connaissance. Nous y découvrons d’abord un film de l’artiste colombienne Laura Huertas-Millán ; dans cette « fiction ethnographique », dépeignant les paysages naturels des alentours du fleuve Amazone, apparaissent des architectures 3D intégrées numériquement par l’artiste, perturbant notre rapport au réel de l’image filmée. L’image en mouvement est également exploitée par Laura Gozlan dans une installation vidéo complexe où nous nous trouvons pris au piège par des séquences chaotiques et violentes, dénuées d’une quelconque narration. Entre ces deux vidéos, une salle claire et silencieuse expose une sédimentation du savoir, avec l’installation Le Monde sous silence d’Émilie Benoist ; l’artiste française a rassemblé un corpus d’ouvrages en papier contenant le mot « monde », qu’elle a façonnés à la manière de minéraux aux formes diverses littéralement appréhendés comme fossiles de notre culture. Jalonnant cette salle, apparaissent les petits Polaroïds pris par Manon Bellet, soumis à l’action du climat (chaleur, intempéries) : nous pouvons ainsi y saisir le pouvoir d’abstraction de la nature sur l’image, totalement indépendant d’une volonté humaine.
Enfin, la visite s’achève dans une salle étroite où un carrousel à diapositives projette sur le mur des termes scientifiques, décontextualisés : ici, Victor Mazière opère une déconstruction de la connaissance, là aussi rendue abstraite et hermétique par sa présentation. Derrière nous, une grande photographie à taille humaine occupe tout le mur : fabriquée par Laurie Dall’Ava, elle met en scène un homme couvert d’abeilles. Jusqu’alors quasi absent de cette exposition, le corps humain se trouve ici comme dévoré par les insectes, semblant autant se fondre avec lui que venger leur extinction progressive. Une allégorie hybride et ambiguë, donc, qui comme l’ensemble de l’exposition se joue de notre recherche systématique de la vérité.
Comme le souligne son titre, A Hole in Time ouvre en effet un gouffre temporel où se confondent passé, présent et futur. Notre rapport au temps est bouleversé par ces propositions énigmatiques, oracles de nos lendemains incertains, où la part familière des formes est rapidement éclipsée par notre curiosité pour leur grande part de mystère. Le sentiment d’inquiétante étrangeté que réveille ce corpus excite nos désirs avides de conquête de l’inconnu, mais nous laisse perplexes face à ces morceaux concrets d’un futur supposé et impalpable. Sont-ils fiction ou réalité ? Nature ou culture ? Organiques ou artificiels ? Autant de frontières se trouvant brouillées par les démarches, techniques et points de vue de chaque artiste.
Remarquable par sa richesse et sa contemporanéité, A Hole in Time nous fait déambuler, perdus entre l’advenu et le possible, entre l’existant et le fantasmé. Loin du pathos d’un facile et prévisible défaitisme quant à notre avenir, cette exposition nous propose des hypothèses dépassant les constats pessimistes de notre époque. Si selon Victor Hugo en 1840, le poète était « l’homme des utopies » 1, l’artiste contemporain du XXIe siècle pourrait bien être l’homme — ou la femme ! — des uchronies, à même de proposer formes et idées nouvelles, dépassant à la fois temps et espace. Transcendant et visionnaire : ne seraient-ce pas là, par définition, les qualités mêmes de l’artiste ?
1 Victor Hugo, « La Fonction du poète », Les Rayons et les Ombres, 1840.