Boris Achour au Crédac
Depuis 2006, Boris Achour développe un ambitieux projet baptisé Conatus. Celui-ci vise à relier des éléments sans liens apparents pour réconcilier la high culture et la low culture. L’artiste propose ce printemps une exposition en deux épisodes : à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, sont exposés exclusivement ses objets tandis que le Crédac offre au public uniquement ses nouvelles productions.
Dès l’entrée, le visiteur comprend qu’il fera l’expérience de la désorientation. Un visage d’enfant est projeté sur un grand écran. Dort-il ? Est-il mort ? Par moment, l’image crépite comme si nous étions face à un écran de surveillance. Dans un coin, une sculpture traine négligemment, tel un jeu de mikado abandonné en pleine partie. Boris Achour nous entraîne de salle en salle dans un univers de plus en plus étrange. Dans le plus grand espace, le visiteur se heurte aux fragments de texte disposés au mur ou sur les socles d’une structure constructiviste. Ces éléments sont-ils les indices d’une énigme à résoudre ? Le visiteur doit-il quitter la partie et s’enfuir, ou doit-il rester jusqu’au bout? Sur le mur on peut lire : « On se réfugie sous les arbres aux premières gouttes en abandonnant le pique-nique aux migrateurs. On, c’est à dire les 6. Qui maintiennent une bonne humeur qui n’est cependant pas la même que tout à l’heure. Elle diffère cette humeur en nature. De naturelle, elle est devenue semi-naturelle. Plus forcée. Les rires échangés sous les grands arbres sombres (épicéas) se colorent également d’une note plus sombre qui ne transparaissait pas lors du déjeuner sur l’herbe avec ambiance partie de campagne. On est passés maintenant dans un autre registre ».
Dans la vaste pièce, on distingue au sol trois néons blancs, évoquant un feu de camp, ainsi que deux grands écrans face à face qui semblent réduits au silence. Soudain l’un d’eux s’allume. Intitulé avec humour Les Mots-Nuits, le film montre une femme changer à toute vitesse des cubes dont les faces portent des lettres afin de former sans cesse de nouveaux mots. L’atmosphère est étrange. Face à la version XXL d’un jeu de scrabble, l’autre écran se déclenche soudain pour découvrir Une partie d’Assemblée. Deux couples évoluent dans un intérieur qui aurait pu être le décor d’une série de science-fiction. Ce loft du 10e arrondissement a été dessiné par l’architecte François Roche qui a créé un espace biomorphique. Pour renforcer l’étrangeté du lieu, Boris Achour a choisi quatre danseurs de la compagnie de danse d’Emmanuelle Huyn. Les couples se forment, s’enlacent et se séparent avant de se retrouver à nouveau. Le langage corporel devient leur seul mode de communication. Lors de cette étrange chorégraphie, pas un mot n’est échangé. Puis tout redevient silencieux, le spectacle est fini.
Le second acte se déroule dans l’autre partie du Crédac. Deux autres films y sont présentés Naissance du Mikado et _Conte du feu de camp_ . On peut reconnaître des objets abandonnés dans l’espace comme autant d’accessoires abandonnés dans l’espace du Crédac devenu pour l’occasion un grand plateau de tournage, un décor. Conte du feu de camp est le seul film parlé, le critique d’art Jean-Yves Jouannais lit d’une voix magistrale des extraits de la bibliothèque des fragments. Ce texte poétique et décousu semble parfois inquiétant. Il nous fait dériver au gré des mots, voyager dans l’espace et le temps de la narration. Des images d’un feu de camp s’enchainent comme si le conteur lisait une histoire à un groupe d’enfants et d’adolescents d’un autre temps. La magie du texte opère immédiatement. Le visiteur ne peut résister au pouvoir de cette flânerie. L’écran s’éteint pour redevenir une sculpture minimale, faisant écho à des objets étranges tel une boîte contenant une sorte de puits dans lequel le regard se noie. Enfin, de la poussière noire au sol laisse à penser que nous sommes en plein conte de fée ou rêve.
L’ensemble de l’exposition devient un décor dans lequel le public erre à la recherche de sens. Aucun parcours ne lui est imposé. Il doit lui-même construire son propre récit à partir des éléments qu’il aura relevés. Pour Boris Achour, ses œuvres seraient comme des personnages d’une série télévisée que l’on retrouverait, modifiés ou non, articulés à d’autres au sein d’expositions qui seraient alors autant d’épisodes de la série Conatus. L’artiste déclare : _« Le postulat de la série permet donc d’unifier et de développer des éléments toujours très hétérogènes au sein d’un format. Et on en arrive au troisième aspect constitutif de Conatus qui est celui de l’adaptation. Ce qui m’intéresse dans la notion de format et d’adaptation, c’est la plasticité, la transposition, le déplacement qui s’opère entre des champs séparés, les rencontres que cela permet et produit »._
En effet, ce qui compte pour Boris Achour est d’échapper à tout prix à l’idée de toute autorité. En refusant la signature artistique qui réduit trop souvent l’art à un produit, Boris Achour échappe aux règles du marché pour continuer à prouver que l’art porte en germe cette capacité à surprendre, à faire exister ce qui ne semblait pas être.