Entretien — Barthélémy Toguo
Entre onirisme et gravité, l’œuvre de Barthélémy Toguo déploie depuis plus de vingt ans des vertiges métaphoriques qui traversent, avec une énergie rare, tous les sillons du champ artistique. Avec une liberté absolue, Barthélémy Toguo explore tous les médiums en conservant à l’esprit la nécessaire implication du spectateur dans le processus d’exposition. Un principe une fois de plus à l’œuvre dans l’exposition Hidden Faces présentée à la galerie Lelong jusqu’au 04 mai ainsi que dans la grande rétrospective qui lui est consacrée au musée d’art moderne de Saint-Etienne du 23 février au 26 mai 2013, Talking to the Moon. Fort de sa volonté de célébrer la nature et la vie, l’artiste revient avec nous sur ses différentes pratiques et dévoile les origines de ses engagements et leur nécessaire partage avec tous les publics.
Guillaume Benoit : Quelle est l’origine de ce projet présenté à la galerie Lelong ?
« Barthélémy Toguo — Hidden Faces », Galerie Lelong & Co du 7 mars au 4 mai 2013. En savoir plus Barthélémy Toguo : Hidden Faces est une création spécifique pour la galerie Lelong. J’ai décidé d’aménager différemment l’espace de la galerie par rapport à mes expositions précédentes. J’ai fait venir du Cameroun des nattes fabriquées par des femmes qu’on installe généralement au sol dans des espaces plus intimes pour créer des lieux de causeries, de convivialité. Ainsi, le spectateur pénètre dans l’espace de la galerie en marchant sur ces nattes qui lui donnent déjà une sensation de douceur pour aller à cette invitation de causerie dans laquelle j’aborde des problématiques liées au monde d’aujourd’hui, c’est-à-dire l’exil, l’être humain dans sa dualité.Hidden Faces, ce titre laisse planer une certaine inquiétude, s’agit-il d’une vision critique de l’humanité ?
L’être humain est double, il a un côté pile ou face, qu’on cache et qu’on ne laisse pas appréhender immédiatement. D’où le titre de mon exposition, Hidden Faces, on va découvrir l’homme « méchant », l’homme « divergeant », l’homme doux, l’homme lunatique, notamment dans des séries Devil’s Head et Ghost Tonight, ainsi qu’au sein de la série éponyme créée pour cette exposition, Hidden Faces où on voit l’homme souffrir.
C’est uniquement la représentation d’un mauvais côté ?
Non, on voit l’homme souffrir mais aussi jouir, l’homme dans la célébration de la nature autant que dans la destruction de cette même nature dans laquelle il vit. Ce n’est pas un regard négatif, c’est un regard critique certes, mais un véritable regard sur notre société.
A l’image de ces nattes tressées, votre travail s’attache régulièrement à montrer les lieux d’intimité, on peut penser à l’installation Climbing Down que vous présentiez à la Cité de l’Immigration et qui représentait une enfilade de lits superposés témoignant de la précarité de certaines populations. Peut-on voir ici un lien entre ces façons d’amener l’intimité de certains modes de vie et créer un espace intime pour encourager le public à discuter ?
Climbing Down est une description de la promiscuité, une situation dans laquelle certaines personnes vivent, d’où la nécessité de créer un espace où l’on découvre discrètement comment les gens vivent. Pour Hidden Faces, il s’agit plutôt d’une présentation d’un lieu doux, l’intimité naît de cette chaleur qu’on trouve au sol avec une multiplicité de couleurs joyeuses et gaies. Tout cela a pour but de créer un lieu de dissertation, d’échange, de parler de nous en tant qu’être humain. Dans ce lieu intime, on parle aussi des difficultés que certaines personnes vivent et qui ont envie d’en parler. Au Rwanda, après la guerre, ces jeunes filles écrivent leurs souhaits par rapport à leur pays qui a connu le génocide. Ou encore le souhait des habitants de Mexico qui rêvent d’autre chose que de la violence.
Travailler en fonction d’un espace donné est-il primordial dans votre démarche ? Tenez-vous à vous servir du lieu d’exposition comme amorce d’une création ?
Je crois qu’aujourd’hui une exposition ne doit pas être un accrochage classique, un artiste doit faire intervenir un côté mise en scène dans son travail. Nous sommes dans une époque où il faut utiliser beaucoup de moyens pour amener le spectateur à vivre une représentation de nos productions plastiques autrement.
On ne cesse de vous présenter comme un artiste multipliant les supports et les médias pour sa création. Cette absence d’étiquette finit par en apposer une également ; vous sentez-vous metteur en scène de votre propre œuvre ?
Je ne veux pas me déclarer « metteur en scène », je me vois plutôt comme un plasticien qui se préoccupe de la présentation d’une production artistique au public, qui pense à la mise en scène. Ce n’est pas parce que je réalise des mises en scène que je me sens « metteur en scène », de même en ce qui concerne la vidéo ou la performance. J’utilise toutes ces notions, tous ces médiums pour célébrer l’art, pour montrer mon travail.
On passe en effet dans votre œuvre de l’aquarelle à l’installation, du dessin à la sculpture, mais aussi de la référence explicite à la réalité (images reproduites de Guantanamo avec Order & Disorder ) à des fantasmagories métaphoriques, est-ce finalement cette multiplicité qui constitue le fil qui relie vos œuvres, s’agit-il d’une façon de s’attacher à faire vivre la création par un nouveau biais ?
Cette multiplicité a probablement trait à mon histoire et à ma formation. J’ai reçu un enseignement classique des Beaux-Arts à Abidjan, où j’ai appris à faire des portraits, où j’ai appris le dessin avec une interprétation du sujet comme une étude documentaire ainsi qu’en faisant des copies des classiques. Cet enseignement classique m’a amené à penser qu’il y avait un autre genre d’enseignement ailleurs et, lorsque je suis entré à l’école d’art de Grenoble, j’ai découvert la photographie, la vidéo, la performance et toute forme de représentation, même par le son et par la voix, la lecture. Enfin l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf m’a positionné dans l’élan du professionnalisme. Ces trois enseignements ont permis à mon travail de devenir pluridimensionnel ou multiforme et divers et varié.
C’est très varié en effet, lorsque l’on observe votre exposition, on aperçoit des cartes postales de personnes invitées à écrire leurs souhaits ou leur vision du monde que vous mettez en scène. Souhaitez-vous vous les approprier ou simplement qu’émerge un espace de dialogue entre elles et vos œuvres ?
La série Head Above Water, constituée de cartes postales écrites depuis des zones de tension où les gens ont envie de dire des choses a débuté en 2004 au Kosovo, en Serbie ensuite je suis allé à Legos, puis à Johannesburg donner la parole aux gens qui ont connu la période d’apartheid qui vivent dans l’omniprésence du Sida, des personnes qui vivent l’exil venant du Zimbabwe. Le principe est de donner chaque fois la parole aux gens et je décide de montrer cette parole chaque fois que j’ai une exposition individuelle en leur consacrant un espace spécialement dédié. C’est une manière d’aller vers les gens et en même temps une production artistique parce que sur ces cartes postales, j’interviens d’abord et je demande aux gens de la rue d’intervenir à leur tour avec leur propre opinion, pas d’écrire sur les dessins.
Cette mise en exposition du réel pourrait paraître presque opposée à votre œuvre empreinte d’imaginaire, comment voyez-vous leur lien ?
C’est une collaboration d’artiste avec le public et du public avec l’artiste, vice versa. C’est une production artistique par le dessin et l’écriture issu de la rencontre avec ces gens qui décident de s’exprimer en écrivant leur situation d’exilés, la discrimination qu’ils subissent, mais aussi leurs souhaits, leurs rêves. Lorsque je vais à Hiroshima pour questionner leur rapport à la bombe atomique et que la population n’écrit que des messages de paix, des messages d’amour, cela fait de cette série Head Above Water un travail généreux. De même, à Newcastle lorsque j’interroge les Anglais sur la présence de leur armée en Irak, ce que personne ne fait, ils ont envie d’en parler. C’est pleinement une œuvre artistique et je peux la mettre à côté d’une sculpture, d’une peinture ou d’une vidéo. C’est la démarche qui est différente, d’un côté on a une démarche plus didactique, de l’autre plus chaleureuse avec cette rencontre que je crée. Je vais vers l’autre, on entre dans une relation plus amicale et ce qui sort de cette rencontre est le produit d’une carte postale illustrée.
C’est uniquement dans les zones de tension que vous faites intervenir les populations ?
Ce sont des zones où les gens ont envie de dire quelque chose. Des zones où il s’est pas passé quelque chose, j’ai été à Auschwitz mais je n’ai trouvé personne pour témoigner de la souffrance. Je n’ai ainsi que pu faire une série photographique pour montrer la brutalité, l’horreur de ces gens qui sont passés là. Il n’y a que certains cas où je remplace le témoignage par de la documentation photographique.
Peut-on dire que face à cette parole, face à ces photographies, vos travaux dessinés, peints ou sculptés vont être beaucoup plus métaphoriques ? Est-ce une distance que vous souhaitez conserver afin de ne pas porter une parole trop directe, trop frontale ?
Mes travaux sont complètement différents. Head Above Water est mon travail, j’assume la paternité de la démarche alors que pour les Devils’ Heads, l’aquarelle, c’est moi qui l’ai dessinée. Tout cela fait partie de mon univers graphique mais les démarches sont différentes. La série de reportages sur les travailleurs est un travail à part entière avec une démarche qui lui est propre, de même que les Hidden Faces procèdent d’une démarche qui leur est propre où je dessine et interprète les faces cachées du monde. Tout cela forme la pluralité et la diversité de mon travail.
Ce sont ces différentes démarches que vous souhaitez faire se rencontrer pour développer un espace de causerie ?
Je crois que l’utilisation de tous ces médiums a pour seul but de garnir et d’illustrer le propos de l’exposition, le titre que j’ai choisi, Hidden Faces. Je rassemble toutes ces démarches avec des thématiques et des médiums différents dans l’exposition. Devils’ Head est ce côté méchant et diable qu’on a en nous, et qui ressort. J’ai senti que pour exprimer ce côté diabolique, le dessin était le seul moyen d’illustration possible. Différents visages se croisent et ont des cornes intérieures dans la tête, des cornes qui sont cachées en nous et qu’on peut apercevoir comme dans une radiographie. Même les vidéos Circoncision 2 et Circoncision 3, qui parlent de l’excision, rejoignent ce thème, cela constitue également une face cachée de cette culture que les gens pratiquent et dont les victimes ressortent traumatisées. Comment une partie du corps d’un être humain peut être amputée, avec une telle violence et une telle brutalité. J’essaie de faire ressortir également les blessures de l’exil, du déplacement, du voyage…
La frontière est justement une notion très présente dans votre travail. Qu’elle vienne arrêter la progression ou qu’elle soit une limite à dépasser, il semble que vos œuvres soient parcourues des rapports de force qu’elle entraîne (frontières géographiques, sociales, artistiques, humaines — bien, mal). Est-elle pour autant une notion essentielle dans votre perception du monde, vous qui déclariez vouloir « un monde sans visas » ?
Absolument, puisque je viens d’Afrique, je sais ce que ces frontières hasardeuses ont fait de mal. Il y a des ethnies, des familles, des villages qui ont été complètement divisés. Aujourd’hui il y a des guerres sur le continent, certains sont considérés comme des étrangers, alors qu’ils ont les mêmes cultures, comme par exemple cette frontière décidée par des technocrates entre le Gabon et le Cameroun. J’ai toujours pensé, pour ma part, que la terre appartenait à tout le monde et que chacun pouvait en profiter. Maintenant chacun se protège de plus en plus et les frontières se ferment. C’est un thème qu’un artiste contemporain doit aborder.
Il y a dans vos aquarelles et dessins une propension à figurer des liens entre les orifices. Est-ce une façon de matérialiser les échanges, de la parole comme du désir, de la pensée comme de la domination sur les corps ?
Ce sont des personnages que je souhaite montrer effectivement en situation de communication, même si j’aime laisser au spectateur toute la possibilité d’interpréter ce qu’il voit. Mais il est vrai qu’on vit dans une société repliée sur elle-même, entre Internet et Facebook, les amitiés sont virtuelles, on rentre dans son petit écran et l’on perd ces rencontres hasardeuses que l’on pouvait avoir facilement, dans le train, dans un voyage. On se protège, on a peur du voisin et on ne communique pas. On devrait échanger beaucoup plus.
On peut pourtant sentir quelque chose d’effrayant également dans cette communication matérialisée par des formes tubulaires entre les orifices…
Il y a toujours une ambivalence dans mes travaux, ces chemins aux multiples interprétations parce qu’il y a le souhait de l’artiste que les gens communiquent plus en même temps qu’on participe d’une société qui vit avec la violence ; d’où ces petits points, ces clous dans la tête… Il y a une beauté dans ces dessins à travers le matériau utilisé qu’est l’aquarelle et ce vert qui vient tenter de camoufler le rouge violent, mais le vert peut apparaître comme une célébration de la vie. Mon travail est toujours un lieu où la violence côtoie le plaisir, où le plaisir côtoie la douleur, la sexualité côtoie la guerre, qui côtoie à son tour la solitude. La nature est célébrée, l’être humain est violenté par le monde. Une surface de travail pour moi est une rencontre des ressentis humains, comme une célébration de la vie.
Pour finir, est-ce qu’il y a des références, des artistes qui continuent de vous influencer ou dont vous suivez le travail avec passion ?
J’ai toujours été fasciné par le travail de Martin Kippenberger mais aussi par la démarche des actionnistes viennois, et j’aime les chants funéraires africains, c’est le moment où je ressens une véritable communion entre ce que sont la vie et la mort. Cela, ça m’inspire, penser à la vie et penser à la mort. Vie et mort font partie de mon travail.