Entretien — Camila Oliveira Fairclough
À l’occasion de sa première exposition personnelle à la galerie Emmanuel Hervé, Camila Oliveira Fairclough (née en 1979 à Rio de Janeiro, vit et travaille à Paris) revient sur son rapport à la peinture, au texte mais aussi sa relation particulière au langage et à la performance, récemment apparue dans son travail.
Arlène Berceliot Courtin : D’où vient le titre de ton exposition ? Que signifie t-il ?
Camila Olivieira Fairclough — Aktypi @ Emmanuel Hervé Gallery from March 21 to May 10, 2014. Learn more Camila Oliveira Fairclough : C’est le nom de famille d’une amie d’origine grecque qui travaille aussi avec le langage. C’est devenu un tableau, intitulé Aktypi, et qui a donné son titre à l’exposition. Il reprend, représente, la signature de Madeleine Aktypi 1. C’est un ensemble de lettres, un assemblage de formes qui me plaît visuellement, mais c’est aussi un mot qui laisse entendre d’autres mots, comme « atypique ». Ce déplacement du sens un peu incertain m’intéresse. Ce titre est une sorte de générique qui rassemble plusieurs questions.Aktypi est d’une grande générosité, en seulement cinq toiles, une impression de grande variété s’installe, un peu comme s’il s’agissait d’une mini-rétrospective visible davantage à l’extérieur de la galerie car l’immersion y est très forte et ne permet pas assez de recul. Est-ce pour donner une visibilité aux différents axes de réflexion sur lesquels tu travailles en même temps ?
Oui, c’était important de montrer qu’il s’agit de peinture. Mais de tableau en tableau je ne cherche pas un style, l’exposition traduit cette attitude. Je travaille toujours à mes expositions en pensant à cette ouverture par des associations paradoxales, qui correspondent à ma façon de travailler à l’atelier.
Comment organises-tu l’espace et le temps réservé à l’atelier ?
Je n’ai pas de méthode. Je réfléchis beaucoup, je prépare le travail. Ensuite vient le moment de la réalisation des toiles et des problèmes techniques… Parfois je ne fais rien.
Sur ton site internet, tu références tes peintures par ordre alphabétique. Un inventaire qui n’est pas sans rappeler certaines règles ou classement mis en place par Oulipo (Ouvroir de LIttérature POtentielle). Te sens-tu proche d’auteurs tels que Jacques Roubaud et son invention de la contrainte Ba-o-ba-b ou encore de Georges Perec ?
Je ne voulais pas organiser les images par ordre chronologique. J’aime l’idée qu’un tableau a une identité, comme une personne. Chaque tableau ayant un titre, qui est plus un nom qu’un titre, ce classement était plus juste. Mais il n’y a pas que des lettres dans ce classement, c’est aussi un clavier, avec d’autres signes, des signes de ponctuation, de rythme, des symboles graphiques, des signes muets ou des exclamations ! Les références que tu cites ont plus à voir avec mon travail d’écriture, bien que je ne me considère pas du tout comme écrivain. Mes sources sont plutôt picturales. Cet intérêt pour le langage, la typographie, a peut-être aussi à voir avec le fait que j’ai déjà vécu dans plusieurs pays. Je suis intéressée par la traduction, même lorsque c’est purement visuel, signalétique. Et puis le français n’est pas ma langue maternelle.
Procèdes-tu toi aussi par exercices de style ou tentative d’épuisement — non pas — d’un lieu parisien, mais plutôt d’une lettre de l’alphabet ?
À mes yeux, les lettres sont des formes, elles ont un dessin. L’alphabet est un classement de ces formes, puis viennent les mots. Mais il y a déjà des mots dans les lettres. En fait, ce classement est plutôt un non-choix déduit par le titre du tableau. Le titre établit des équivalences, mais produit aussi des ambiguïtés ou des écarts.
À la rubrique liens (writings) de ton site internet, nous pouvons découvrir de nombreux textes mis en ligne. Certaines phrases sont issues de chansons que tu traduis ensuite en français tel que Ceci n’est pas une chanson d’amour, Message dans une bouteille, Pleure-moi une rivière. Considères-tu ces deux apparitions de l’écriture et de la typographie comme similaires ?
Pas tout à fait. C’est différent, comme sont différents un livre et un tableau, mais, dans les deux cas, je me demande « qui parle » ? Par exemple, lorsqu’on regarde internet, on ne sait plus qui dit quoi. Un tableau a aussi quelque chose de général et d’énigmatique à la fois. Dans les textes, je cherche un langage impersonnel, un langage trouvé avec tout ce que cela comporte d’imprécisions et de lacunes, de répétitions parfois, d’autant plus lorsque plusieurs étapes de traduction viennent déformer le sens initial.
Comment ces recherches s’entretiennent avec ton travail de peinture ?
Par exemple, lorsque j’ai utilisé la typographie « Minimum » créée par Pierre di Sciullo pour faire le tableau Minimum, c’était évident que je ne pouvais pas peindre autre chose que le nom de la typographie dessinée par Pierre. Il n’en reste pas moins que Minimum est un tableau. Il arrive qu’un texte me donne l’idée d’une peinture, ou d’un titre. Ce sont deux approches assez différentes mais qui ont parfois des points de contact.
Comment opères-tu ce va-et-vient entre textes et peintures ?
C’est tout à fait ça, un va-et-vient. À un moment donné, la forme, la couleur, s’imposent. Je ne pourrais pas expliquer pourquoi. C’est plutôt une intuition.
En parcourant cette indexation a(k)typique de tes peintures, nous rencontrons Assako (2012), Chloé (2011), Claire (2012), Denise (2012), Rosa (2012) qui semblent correspondre à des personnages existants. Qui sont-elles ? Dans quelles histoires sont-elles impliquées ?
Je demande parfois à des amies de choisir une couleur et une typographie. De cette manière, j’inverse le principe de la commande et en même temps je délègue une partie du travail. C’est une façon de poser la question du sujet en peinture mais aussi de qui fait quoi. En fait, ce sont des portraits, mais je ne connais pas Rosa… C’est le nom d’une couleur, « rose » en portugais.
Tes peintures contiennent souvent des messages (dont certains ornaient autrefois des emballages publicitaires) ou des souvenirs, des formes de poèmes en images. Elles semblent parfois même humanisées car elles portent des noms plus que des titres et invitent ainsi le spectateur à développer rapidement un rapport émotionnel avec elles. Est-ce quelque chose que tu recherches profondément ?
Je ne sais pas, c’est comme ça, c’est ma façon de faire les choses. Je suis peut-être sentimentale. Ta question me fait rougir, mais c’est une couleur !
Régulièrement, le spectateur croit reconnaître des motifs issus du monde réel dans tes peintures, tels que Pull (2008) ou BlackJack (2012) ou encore Coffee Paintings, Expresso, Cappuccino, Macchiato, Americano (2012), un phénomène initié lors de tes nombreux séjours en Italie. À quel niveau l’évocation du réel est-elle importante pour toi ?
Le point de départ des tableaux est souvent un motif trouvé. Cela peut être la toile elle-même. En même temps, un tableau est aussi réel, il a cette présence du réel, pas seulement par le choix du sujet. Le tableau pose une distance, mais permet de se rapprocher. Il permet de montrer les choses en dehors de leur contexte. C’est vrai que le réel est souvent la source, mais c’est cet écart avec le tableau qui m’intéresse. Parfois l’origine du tableau est simplement picturale. Il n’y a rien au départ.
Comment orchestres-tu cette tension entre abstraction et représentation ?
Ma compréhension de l’abstraction est très liée au mouvement néo-concret brésilien. Des artistes comme Hélio Oiticica et Lygia Clark, en partant de la géométrie et de la couleur, sont allés naturellement vers l’espace, l’objet et la performance. Ils ont « absorbé » les avant-gardes de manière très intuitive. Je me sens proche de cette attitude non-dogmatique, plus expérimentale. La représentation dans mon travail vient plutôt du Pop Art, du point de vue de la facture notamment.
Dans le texte accompagnant l’exposition, Frédéric Paul évoque quelques artistes que tu apprécies et dont les œuvres peuvent influencer tes propres recherches, il cite notamment Guy De Cointet. Nous retrouvons dans de nombreuses performances mises en scène par Guy De Cointet, des objets scéniques aussi appelé « props » qui servent d’accessoires et d’aide mémoire. Ils sont manipulés par les actrices et deviennent des personnages à part entière. Est-ce que tu penses que tes peintures pourraient également être des caractères, des acteurs (d’autant plus qu’elles portent déjà des noms) ?
Pas vraiment, enfin d’une certaine façon, pour rire… si tu veux, je ne suis pas contre cette idée. Ce qui m’intéresse principalement chez Guy de Cointet est cette liberté.
Le sont-elles déjà ? Si oui, dans quelle mesure ?
Je parle de ce que je fais, donc du tableau et par conséquent de la peinture. Je peins pour continuer à peindre, pour voir, pour comprendre, par exemple, à qui s’adresse la peinture. Est-ce que le regardeur a aussi quelque chose à dire ? Est-ce que quelqu’un l’écoute ? Qui l’entend ? Qui parle ? Je préfère laisser cela ouvert. Les tableaux posent donc des questions, ce sont un peu des porte-paroles, je suis d’accord. J’imagine parfois qu’il y a quelqu’un caché derrière la toile.
Lors d’une précédente visite d’atelier, tu avais parlé de la possibilité de libérer la toile de son banal châssis. Nous avions évoqué ensemble l’idée de déplacer la toile sur des chaises longues et d’offrir ainsi une toute autre expérimentation de la peinture ? Est-ce que cette nouvelle conceptualisation est toujours aussi importante pour toi ?
L’expérimentation est importante, mais la banalité du châssis, des outils de la peinture en général, est essentielle aussi. D’ailleurs, les chaises longues sont comme des châssis avec de la toile… Le choix d’un format est quelque chose d’assez conceptuel finalement.
À l’occasion de l’exposition Buongiorno Blinky organisée par Emmanuel Van der Meulen à Palerme, lors de sa résidence à la Villa Médicis à Rome, tu as organisé ta première performance. Comment est apparue cette idée ?
C’est devenu assez logique que la parole devait intervenir à un moment ou à un autre. J’étais en train d’écrire un texte à partir du verbe « être », par exemple « c’est délicat », « c’est automatique », etc. Puis j’ai rencontré deux personnes qui pouvaient dire cela ensemble, et qui ont accepté. C’était assez évident d’y associer des tableaux, sans que ce soit un décor. C’est peut-être une réponse à une de tes questions précédentes.
Comment intègres-tu ces actions à tes peintures ?
Cette performance, intitulée Oggetti specchi (Objets miroirs), est un dialogue en français et en italien, avec des phrases très courtes, parfois traduites au fil de la lecture, et qui ne correspondent pas toujours. C’est un dialogue qui a lieu devant des tableaux, quatre triangles, deux blancs et deux noirs. C’est une citation directe de Palermo, mais j’ai dédoublé la paire originale, blanche et noire. Ce qui m’a intéressé est qu’on pouvait tout à fait oublier les tableaux pendant la lecture, ou bien les regarder et ne plus écouter du tout… J’ai trouvé ce moment « entre » important, comme le va-et-vient du regard entre deux tableaux.
Dans un texte sur ton travail, tu exprimes le fait que : « les mots constituent une sorte de « fiction collective » à laquelle nous croyons tous, bien que nous les utilisions pour raconter différentes histoires ». Dirais-tu que tes peintures participent de cette fiction collective à l’image des « props » de Guy De Cointet et racontent tes/nos propres histoires ?
Oui et non, plutôt non, je pense, j’espère que la peinture résiste aux histoires, mais les tableaux ont la faculté de « faire penser à », y compris à d’autres tableaux. Le fait de peindre des mots pouvait refermer le sens, l’interprétation, je remarque que c’est plutôt le contraire. C’est difficile de répondre à ta question, puisque je travaille exactement sur cette ambiguïté.
Récemment, tu as réalisé une série de masques que tu réunis ensuite sous forme de gif animés ou de publication : Loup Cat You (images) et aussi A Picture (texte). N’est-ce pas là une façon amusée d’évoquer les futurs caractères à l’œuvre dans tes toiles et/ou de revenir à la définition même de l’image 2 ?
D’un côté il y a des masques qui se succèdent, avec ce regard en creux, de l’autre, des propositions qui tentent de définir le geste de peinture. Cette définition est toujours incomplète, fragmentaire, comme si la peinture s’échappait toujours. Par contre, le regard des masques persiste, malgré leurs contours différents et leurs aspects dérisoires.
1 Site internet de Madeleine Aktypi
2 Le mot image vient du latin « imago », qui désignait les masques mortuaires.