Entretien — Claude Lévêque
Invité par agnès b. à investir la Galerie des Galeries du 21 juin au 20 août, Claude Lévêque signe une fois encore, avec Hymne à la joie, une installation envoûtante, entêtante, où la ritournelle sonore prend corps et vient s’immiscer dans l’espace, entre les lits disposés au sol comme autant d’invitations à se laisser envahir.
Chez Claude Lévêque, tout est question d’équilibre. Un équilibre fragile, comme silencieusement travaillé par le jeu des forces contradictoires, à la limite de la rupture. Pour cette raison même, un équilibre profond, à l’image de l’œuvre de cet artiste qui renouvelle depuis près de trente ans la pratique de l’art aussi bien que la pratique, par le spectateur, de ses installations. Car dans ses dispositifs, tout est question d’immersion ; alliance de matières sonores, d’éclairages subtils, d’objets du quotidien disposés dans l’espace comme autant de motifs d’une composition monumentale, hantée par tous ces éléments qui viennent tantôt perturber les sens, les plonger de force dans l’expérience, tantôt les caresser et jouer de la disparition pour leur céder la place.
En quoi consiste ce projet inédit, Hymne à la joie que vous présentez à la Galerie des Galeries ?
J’ai senti qu’il fallait que je réalise un projet spécifique pour cette exposition et malgré le peu de temps, malgré les nombreux projets en cours de réalisation, j’ai visité l’espace que j’ai trouvé intéressant sur le plan de la surface au sol, cette surface où déambule le public, mais assez contraignant aussi avec un plafond très « designé », très présent et assez difficile à adapter. Mais j’ai fini par réagir en proposant ce dispositif ; un territoire de parasols de foire blancs avec, à même le sol, trente vrais lits de camp de l’armée ou de la Croix-Rouge. C’est ainsi tout un parcours qui comble l’espace et vient finalement dissimuler et jouer avec ce plafond un peu compliqué. Disséminées ça et là sur une guirlande, quelques ampoules circulent dans l’espace et éclairent le lieu d’une manière sourde. Tous ces lits de camps invitent à s’allonger, à être dans une situation d’apaisement pour voir le dispositif et être en pratique avec l’espace proposé.
Encore une fois, vous travaillez autour de la musique, ici L’Hymne à la joie de Beethoven, un morceau dont l’histoire est déjà très riche…
La bande-son diffusée est vraiment un élément essentiel de tout ce jeu dans l’espace. C’est un fragment de l’original et, bien que je sois un adepte de Stanley Kubrick, j’ai évité la connotation avec son utilisation dans Orange Mécanique ; il n’était pas question de la même problématique du tout. On a donc travaillé, avec Gerome Nox, qui collabore avec moi sur le son, sur un fragment moins connu qu’on a complètement distordu. Le but était de créer une ambiance très ondulante, une version métamorphosée du morceau d’origine, qui vient se répandre dans tout l’espace tandis que les gens sont allongés comme dans un grand dortoir, comme dans un camp…
Justement, vous n’avez pas voulu tisser de lien avec l’utilisation de L’Hymne à la joie par le régime nazi et les camps de concentration ?
Non, ç’aurait été trop simpliste. Là il s’agit de traiter des questions de situations : le fait d’être allongé, la situation de linceul, la situation de mort, d’apaisement, de disparition mais, en même temps, une certaine forme de situation d’anonymat. Non, il n’y a définitivement pas de rapport avec l’utilisation qu’a pu en faire Hitler dans ses meetings. En réalité, on a utilisé L’Hymne à la joie pour ce qu’il a de fluide, parce qu’il s’agit de quelque chose du genre du réveil, d’un réveil, de l’aube, de l’arrivée du jour en fait, tout cela dans un espace où la lumière est réduite au minimum, pratiquement dans un « non-éclairement ».
Ce réveil a quelque chose à voir avec le fait que vous exposiez dans un grand magasin, symbole d’une consommation contemporaine ?
Quand je parle de réveil, c’est d’abord une façon de passer du rêve, de l’irréalité à la réalité. Ici, il s’agit d’un contexte très délicat, on est dans un espace de vente, les galeries Lafayette, et je ne pense pas que ces questions-là me concernent directement par rapport à celles que je peux me poser face à des lieux de mémoire, des lieux qui peuvent se superposer avec mon histoire, avec des envies, des expériences ou des sensations. Non, parce que la consommation, le fait que les gens se jettent sur les produits de luxe, ce n’est pas mon centre d’intérêt du tout. Loin de là. Et même si un espace de vente est assez délicat, vouloir être critique vis-à-vis de ça, je ne vois pas l’intérêt. C’est quasiment impossible, la consommation prendra toujours le dessus… La question de la réaction par rapport à ces problématiques ne s’est même jamais posée, je me suis plutôt concentré, en l’occurrence ici, sur la possibilité d’occuper ce lieu d’exposition proche du White Cube.
Le cinéma, la musique et la littérature font partie intégrante de votre œuvre ; comment se fondent-ils dans la manière dont vous concevez votre occupation de l’espace ?
La musique, comme le cinéma, sont vraiment des langages qui m’intéressent parce qu’ils sont sujets à réactivité. La lecture aussi, bien sûr, est très importante, mais c’est un autre espace. L’espace de la vie active, au quotidien, est rythmé par l’idée de la musique et du cinéma. Et cette idée du mouvement, cette idée de faire s’entrechoquer et jouer les éléments entre eux, c’est la question que je me pose en permanence. Après, je suis vraiment quelqu’un qui adore le cinéma, j’y trouve quelque chose. Pour prendre un exemple concret, je viens de voir le film des frères Dardenne, Le gamin au vélo ; coller autant à la réalité en éliminant tout ce qui pourrait être mélodramatique, toute surenchère esthétique, c’est une leçon. Quand on s’aperçoit que le rythme de ce gamin à bicyclette vient constituer la structure, le mouvement de tout l’ensemble du film, on touche vraiment à quelque chose de l’ordre du dispositif. En matière de cinéma, je n’ai pas du tout cette compétence, mais l’idée du temps, l’idée du déplacement, existent réellement dans les différentes manières de pratiquer mes installations ; cette façon de passer d’un espace à un autre, de pouvoir s’y arrêter ou simplement le traverser. Tout ce qui est question du temps, du mouvement, tout ce qui capte les sens : la lumière, le son, le mouvement, ou même l’air, tout ce qui justement pose la question des sens, tout cela fait partie de mon univers. C’est la même chose pour la musique, le son est un élément essentiel qui n’est pas de l’ordre de la simple illustration. Il va lui aussi amener de la métamorphose, tout comme la lumière. Ce sont tous ces éléments que j’aime pouvoir additionner.
Cette façon d’agir sur les sens, est-ce quelque chose qu’on pourrait rapprocher d’une forme de violence, comme on parlait précédemment du réveil, pour forcer le spectateur à voir une histoire différemment ?
Je n’ai pas envie de faire violence. Je me défends vraiment d’être dogmatique, je me défends de ne donner qu’un seul angle de vision aux gens. Ca ne m’intéresse pas. Je peux même être surpris de certaines réactions qui viennent à l’encontre de ce que je voudrais faire, bien que cela m’enrichisse et me fasse rebondir autrement. J’utilise certes des éléments qui font référence à la violence, dans les aspects très spectaculaires, très féeriques que j’aborde, mais c’est seulement une façon de réagir sur le monde violent qui nous entoure et qui, moi, m’affecte, me sensibilise. Mais cette violence, cette ambiguïté, cette ambivalence du sens sont aussi liées à la perte de repères, à l’anonymat, à la schizophrénie, à tout ce qui peut se passer de trouble dans le physique et le mental.
Pourrait-on alors voir une certaine forme de romantisme, une certaine tendresse lorsque vos œuvres font référence aux codes de la violence ?
Bien sûr qu’il y a tout ça, mais je ne pense pas que cela soit vraiment calculé, surenchéri. Le sujet d’un artiste, c’est la question du monde, la question de la société. L’artiste, aujourd’hui, ne peut pas être totalement déconnecté de la réalité, elle devient donc un sujet à s’approprier. En ce qui me concerne, je peux jouer sur de la séduction, sur un certain romantisme comme sur de la répulsion, sur du malaise. Alors des fois ça m’amène à produire des impacts, avec la lumière, avec le son, des éléments qui peuvent paraître violents, mais je n’ai pas envie d’être violent pour être violent, je ne labellise pas mon langage ; il peut être d’une extrême tendresse comme d’une extrême violence.
Il n’y a pas de revendication de donner une voix…
Non, et je m’en défends. Et à la question de savoir si je suis un « artiste engagé », je réponds toujours que je suis un artiste engagé comme tous les artistes sont engagés. C’est un engagement d’être artiste, c’est une position qui peut varier, mais un artiste ne peut être qu’engagé. Pour ce qui est de la politique, par exemple, je suis engagé dans mon quotidien de citoyen bien sûr, mais avoir envie que mon travail soit simplement illustratif de cette position très critique, ça ne m’intéresse pas du tout. Ça réduirait précisément tout aspect philosophique, esthétique… L’art, pour moi, doit être libre de tout ça. Evidemment il y a certains artistes qui le font bien, à la manière de Thomas Hirschhorn par exemple, il s’agit de gens de terrain. Mais ça paraît finalement presque suspect d’être engagé aujourd’hui quand la politique véhicule une pensée qui n’est ni philosophique, ni critique et se borne à du marketing de marché. En fait, je pense que Dada a été le mouvement le plus politique qui soit. Dans le contexte d’abord, dans l’aspect critique, mais surtout dans l’amusement que cela représentait. Parce que l’art doit jouer de tout cela, sans vouloir être cynique. Je suis très méfiant vis-à-vis du cynisme ambiant, par contre l’amusement est un point essentiel. Je pense à Picabia, je pense à ces artistes qui ont su jouer, proposer une dérision du langage au point d’être extrêmement critique pour l’histoire.
Cet intérêt, cette capacité à créer de nouveaux langages, c’est quelque chose que vous continuez à voir dans les pratiques artistiques d’aujourd’hui ?
Il y a un foisonnement de jeunes artistes talentueux. Je pense même qu’aujourd’hui il y a un champ d’expérimentation et surtout une notion de plaisir dans l’art, qui n’a peut-être pas toujours été aussi forte. Je suis convaincu que le domaine des disciplines artistiques est vraiment ce qui peut susciter l’intérêt d’être dans ce monde puisque la politique a complètement échoué. Donc l’artiste a ce rôle qui est fragile, non pas qu’il puisse changer le monde, mais il a un rôle dans la mesure où il est lui-même engagé dans sa propre quête de langage et peut en même temps amener à voir les choses autrement. Les gens se rendent compte aujourd’hui que l’art contemporain est un territoire où l’on n’est plus dans la surconsommation, dans la manipulation, le mensonge et la façon dont on pille la pensée de tout un chacun. On arrive en fait aujourd’hui à une impasse totale et très dangereuse. On ne peut demander à personne de s’engager, d’être réactif si l’exemple des gens au pouvoir est si épouvantable. C’est impossible, ça n’intéresse plus personne, et c’est dangereux. Les artistes, au contraire, peuvent apporter des tas de choses ; l’art est tout simplement aujourd’hui ce qu’il y a de plus prometteur.
Interview réalisée le 15 juin 2011 par Guillaume Benoit pour Slash autour de l’exposition Hymne à la joie, présentée jusqu’au 20 août 2011 par la Galerie des Galeries.