Entretien — Laurent Le Deunff
Découvert par le plus grand nombre lors de l’exposition Dynasty au musée d’Art moderne et au Palais de Tokyo en 2010, où son mammouth en carton et son crâne en ongles ont fait forte impression, Laurent Le Deunff développe, depuis plus de dix ans, un travail minutieux et
singulier que la galerie Semiose met à l’honneur dans une exposition personnelle du 10 septembre au 08 octobre. L’œuvre de Laurent Le Deunff déploie un bestiaire décalé, inattendu et jouissif où formes, matières et échelles s’emmêlent et s’ébattent en une rencontre poétique qui revisite, sans opportunisme, la question de la nature. Car lorsque le thème n’est précisément pas naturel, nous voilà en présence d’un questionnement sur la nature du matériau. Est-ce alors cette recherche de la matière qui unit toutes les œuvres de cet artiste ? Certainement, mais aussi un attrait inconditionnel pour le décalage et par-dessus tout un véritable amour de la forme.
Guillaume Benoit : À quel moment, dans votre parcours, la nature est devenue centrale ?
Laurent le Deunff : J’ai grandi à la campagne et j’ai toujours été baigné par cet univers. J’aime me balader en forêt, au bord de l’océan, c’est aussi bête que ça ; une bûche je trouve ça beau, un animal je trouve ça beau, ça m’inspire. En réalité, tout mon travail est traversé non pas uniquement par la nature mais plutôt par une idée de nature. C’est différent en fin de compte, la simple glorification de la nature ne m’intéresse pas du tout. Mon rapport à la nature est très simple, c’est un rapport de boy-scout, ce plaisir de construire quelque chose, de veiller au coin du feu et partir sans laisser de trace. En un sens, avec la sculpture, je retrouve un peu cela, m’emparer de ce qu’il y a sur place et en faire « quelque chose ».
Cette question d’une nature artificielle, déplacée, remodelée se retrouve également dans votre travail…
J’aime beaucoup tout déplacer pour refaire quelque chose, comme j’aime beaucoup ces espèces d’artefacts qui recréent des copies d’environnements naturels de toute pièce ou en prélèvent uniquement des éléments. J’adore ce décalage, je pense par exemple à la piscine de Hugh Hefner (NDLR : patron de Play-boy) qui recrée un petit lagon avec ses rochers, ou encore les « tapis nature » de Piero Gilardi…
Ce décalage est également à l’œuvre au sein même de votre démarche. Lors de l’exposition Dynasty au musée d’Art moderne et au Palais de Tokyo, vous aviez choisi de rassembler des œuvres qui existaient déjà.
Ce qui m’intéressait ici, c’était la force du temps. Les pièces avaient dix ans d’écart. Je voulais jouer avec quelque chose d’habituellement figé, orchestrer une rencontre assez poétique entre deux éléments de même taille, le mammouth et le matelas, sur cette moquette où les gens laissaient des traces, créant des halos, pour faire communiquer les matières… Je n’aime pas refaire mes sculptures, mais j’aime les rejouer, faire en sorte qu’elles puissent être rejouées continuellement.
De la même façon, vous faites cohabiter sculptures et dessins dans vos expositions. Comment s’organise le passage d’une pratique à l’autre ?
Même avec les dessins, je continue à penser que je suis vraiment sculpteur, qu’il s’agit encore d’une exposition de sculptures. J’ai toujours eu cet attachement à m’éloigner de l’illustration pour découvrir ce qu’on peut tirer du dessin même, quitte à modifier certains volumes, certains contrastes du réel. Et même si c’est tout le temps la même technique, je me rends compte, entre chaque série, à quel point la pratique intensive de la sculpture influe sur ma façon de dessiner. Pour cette raison, je tiens à montrer les deux dans mes expositions, où les dessins sont toujours présentés de la même manière, comme une ligne d’horizon figurative à laquelle se rattacher. Et qui me permet, avec les sculptures, d’aller n’importe où. D’une certaine manière, le dessin me donne la liberté que j’ai en sculpture.
Le traitement de la matière, pourtant, qu’il s’agisse de vos dessins ou de vos sculptures semble parfois très proche.
Les deux sont très liés. Avec les derniers dessins, je ressens le même genre d’implication, j’engage un peu plus mon corps dans cette nouvelle série. Mais j’ai toujours fait ce parallèle ; il y avait déjà un côté très dessiné dans mes sculptures en bois, je considérais la bûche comme la feuille de papier blanc. De la même façon, mes sculptures sur les dents ou les petits coquillages sont travaillées principalement avec un dremel, ce qui donne quelque chose de très dessiné. Pour le dire très simplement, je dessine comme je sculpte et vice versa ; il y a un côté dessiné dans les sculptures comme il y a un côté sculpté dans les dessins.
On pourrait rapprocher cela du rôle que jouent les matériaux utilisés dans vos sculptures ?
Le matériau c’est vraiment tout, c’est lui qui va déterminer la chose représentée. Par exemple, pour une sculpture comme le chewing-gum, à la base il y avait cette matière brute, le quartz rose, qui est quelque chose qui s’effrite, comme une petite explosion de rose. Toutes mes pièces ont une intention, mais c’est vraiment le matériau qui amène l’intention. De même pour mes sculptures sur dents ; j’avais un crâne de vache dans mon atelier et des outils de dentiste. C’était presque une démarche, faire des sculptures dans des matériaux décalés et observer quel type de lecture peut susciter la chose finie ; il y a eu les animaux en cheveux, le crâne en ongles et la sculpture d’une dent.
Dans les dessins, et notamment dans cette série d’animaux en plein acte sexuel présentée aujourd’hui à la galerie Semiose, c’est le même processus ?
Contrairement à la sculpture, que je pratique tout le temps, mon rapport au dessin se fait vraiment par série, par périodes. Ce qui m’intéresse dans l’accouplement des animaux, c’est ce moment où naît une espèce de forme indéfinie et un peu étrange. Je voulais vraiment insister sur l’aspect sculptural. Contrairement aux autres dessins qui sont des fondus aux blancs, des paysages, là il s’agissait davantage de se concentrer sur la forme, insister sur les contrastes, aller dans les noirs jusqu’à créer du volume. C’est vraiment une évolution.
Il y a quelque chose de très objectif dans l’accumulation, quelque chose de l’ordre de la sculpture également dans cette possibilité de décontextualiser radicalement un élément de la nature pour le replacer au centre. Ces effets, vous les recherchiez ?
Absolument, ces derniers dessins trahissent presque des gestes de sculpteurs avec ces espèces de boules, ces corps qui ont été comme malaxés. L’attachement à retranscrire des textures est décisif. Ca paraît évident, mais je ne dessine pas un dauphin comme je dessine un renard. Le poil du panda n’est pas le même que celui de l’ours et c’est précisément dans ce travail de texture que je vois l’influence de la sculpture, la manière qu’elle a de m’entraîner à toucher de nombreuses matières.
Justement avec La Galerie de taupes que vous présentez dans cette exposition chez Semiose, vous vous essayez au bronze.
Oui, c’est une forme nouvelle mais qui reste très graphique. Je me suis basé, pour l’épaisseur, sur les trous laissés par les taupes à la surface de la terre. Je me suis demandé ce qu’il y avait dessous. Et plutôt que de couler une matière pour avoir une réponse objective, j’ai préféré essayer d’imaginer une forme, comme pour le chewing-gum. Je ne cherche jamais la « bonne taille », ce n’est vraiment pas un travail de représentation.
Encore une fois, on retrouve dans cette exposition le jeu avec l’échelle, votre œuvre passe du monumental au microscopique, c’est un processus que vous explorez volontairement ?
Je trouve toujours passionnant de créer un dialogue entre une pièce géante et une sculpture microscopique. Je m’amuse vraiment à mêler une énorme conque et une tête minuscule. L’exposition Dynasty montrait également ce jeu d’échelle où un mammouth communiquait avec mon crâne en ongle, posé sous cloche. Cela permet aussi de faire rentrer différentes matières en jeu. De la même façon, j’aime présenter des dessins qui viennent imposer une rupture d’échelle.
Votre œuvre oscille constamment entre minutie virtuose et traitement de matières inattendues, provoquant sans cesse un déplacement de la question des moyens. Quels parallèles peut-on dresser entre votre travail et l’art brut ?
L’art brut m’a vraiment beaucoup intéressé quand j’étais étudiant, même si aujourd’hui, je me rends compte que ce n’est pas ce que je connais le mieux. J’aime l’économie de moyens qu’on peut y trouver, mais surtout cette nécessité qui l’habite. Alors il y a bien quelques liens avec mon travail, de par les matériaux que j’utilise, mais ce n’est absolument pas revendiqué de mon côté. Après je suis moi-même peut-être aussi obsessionnel, il y a certainement une forme d’obsession dans le fait d’inventer un monde, de se placer un peu en marge. Aux Beaux-Arts déjà, je travaillais la sculpture animalière… Peut-être par provocation autant que par amour du sujet, et je trouvais ça drôle, à un moment où la sculpture n’était vraiment pas à la mode, de présenter de la sculpture animalière, un genre proche du sujet amateur. Tout ça m’intéresse, les sujets amateurs, le travail à la limite des loisirs créatifs, du mouvement Arts & Crafts. Cette question me passionne vraiment ; comment parvenir à réaliser une œuvre à partir de ce qu’on a sous la main, dans une économie de moyens ?
Vous jouez également sur cette distance avec l’art…
Absolument. Le dinosaure en cailloux, simplement, ça m’éclate. Il y a un moment où il y a de la place pour ce type de formes. Je pense vraiment qu’il y a beaucoup de choses qui se répètent dans l’art contemporain, une certaine reproduction du geste. Pour ma part, je ne fais pas de distinctions. Mais il y a des choses qui me plaisent aussi ; des idées, des trouvailles peuvent me donner envie de faire autre chose. J’aime beaucoup le travail de Guillaume Pinard par exemple, qui est très libre, et je l’aime précisément parce qu’il m’échappe.
On pourrait vous rapprocher du retour à l’intérêt pour les cabinets de curiosité, pourtant votre œuvre échappe à cette mode.
C’est surtout que je n’ai aucune fascination pour ça… Dans un sens, cela peut le rappeler. On l’a montré comme ça d’ailleurs, et pourquoi pas. Je ne veux pas me l’interdire ; si ça peut être une clé de lecture, c’est très bien. Mais ce qui m’intéresse, c’est de déjouer une lecture trop directe. Ce qui est paradoxal parce que j’aime les pièces très frontales. Mais je m’applique tout de même à faire des pièces qui ne fonctionnent pas comme des boulets de canon. Je fais en sorte que tout reste ouvert, que mes œuvres puissent être présentées autrement, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Des pièces « chewing-gum » en quelque sorte, j’essaie de conserver cette élasticité dans toutes les œuvres.
Autant qu’une véritable dimension humoristique.
Effectivement, l’humour est extrêmement important. C’est un credo que j’ai gardé en tête : « C’est drôle mais grave ». Pas forcément du second degré, surtout pas du cynisme. De la dérision, j’aime l’humour qui grince, mais une blague ne fait pas une pièce. Il faut de la forme. C’est ce que des gens comme Maurizio Cattelan, par exemple, ont très bien compris. Le défi, c’est cette capacité à transcender, que l’on parle d’une idée, d’un matériau, d’une pratique. J’essaie de faire en sorte que ça marche.
Et pourtant, on pourrait voir aussi un retour plus politique vers la nature ?
Non non, il n’y a aucune forme d’opportunisme de mode du bio, de l’art vert. Je m’interdis de perdre ma liberté ; je peux utiliser de la mousse polyuréthane, je bosse avec du ciment, je mets du vernis. Ca ne m’intéresse pas cette idée de l’exposition « nature ». Justement, dans ma dernière exposition à Méréville, l’intérêt était de faire une proposition non pas sur la nature mais sur le faux. C’est uniquement la forme qui m’intéresse. Après, si l’on doit chercher un lien politique, ce serait plutôt dans le rapport aux gens, à la ville et à la cité. Notamment la question de l’irruption d’une forme artistique là où elle n’est absolument pas attendue, ce que l’œuvre peut susciter. Ca m’intéresse de voir l’histoire de l’art public, tout ce qui fait émerger des formes. Je suis un grand défenseur du 1% de la création artistique dans l’espace public. Cela crée énormément d’histoires, et j’adore l’idée que mon propre travail puisse créer des histoires dans l’espace.
Parce que finalement c’est presque une nature parallèle qui se dessine dans votre œuvre.
Complètement, et ce n’est pas fini ! Tant que ça reste une question de formes. Et ces formes que l’on trouve dans la nature, je les aime… Mais c’est vrai que j’aimerais arriver à plus d’abstraction, un peu comme avec La galerie de taupes ou Le Chewing–gum… Parce que véritablement, ce qui est moteur, c’est la liberté dans les formes, m’autoriser ça, être capable de me moquer de l’idée de style même si au bout d’un moment, je pense que ça transparaît. Et c’est dans la liberté des sujets, des matériaux, des formes et des échelles que je pense que cela peut naître.
Interview réalisée le 09 septembre 2011 par Guillaume Benoit pour Slash autour de l’exposition personnelle de Laurent Le Deunff, présentée jusqu’au 08 octobre 2011 par la galerie Semiose.