Entretien — Lionel Sabatté
Avec Fabriques des profondeurs, Lionel Sabatté inaugure la première exposition de l’Aquarium de Paris. Dès lors, comment insérer ses créations contemporaines dans une institution non traditionnelle, habitée par des animaux, vivants de surcroît ? L’artiste relève ce défi avec une aisance déconcertante, choisissant de se placer en marge des bassins, sans interférer avec la beauté naturelle du lieu.
De quoi s’immerger avec lui dans un lacis de réflexions ; de la nécessité d’accepter l’imprévisible, de l’envie de remettre du vivant là où sévit la mort et l’inanimé, du besoin de penser l’humanité dans un temps long… À la croisée du positivisme et de l’humanisme revisités et d’une pensée écologiste en filigrane, les pistes de Sabatté sont profuses et fécondes. Rencontre avec celui qui s’est fait connaître par ses loups hurlant à la lune, réalisés à partir de la poussière du métro Châtelet. De poussière, il sera dans ce parcours également question, mais également de créatures reptiliennes qui rappellent une archaïque nuit des temps.
Comment as-tu rencontré l’équipe de l’Aquarium de Paris ?
Le directeur de l’Aquarium Alexis Powilewicz a vu une de mes sculptures lors de l’une de mes expositions à la galerie Backslash il y a un an et demi. La sculpture en question était un poisson échoué, composé de pièces de 1 centime et de dents de requins fossiles de 10 000 ans en provenance du Maroc. Alexis a acheté ce poisson pour l’Aquarium (5000 euros) puis m’a proposé que l’on se rencontre pour monter une exposition. Au début, je me suis senti impressionné par l’ampleur de la tâche, d’autant qu’il s’agissait de la première exposition qu’organisait ce lieu, mais l’envie a chassé la peur très vite et j’ai été pris par l’enthousiasme.
Que voyait-il dans ce poisson ?
Cela faisait pour lui écho à la vocation de l’Aquarium. Celui-ci appartient à un milliardaire japonais qui l’a acheté pour sensibiliser au problème de la sur-pêche. C’est un endroit déficitaire mais qui est maintenu pour ce rôle pédagogique. Alexis a vu dans ma sculpture le symbole d’une sonnette d’alarme quant à l’écologie. De plus, cela lui faisait penser à la légende mythologique du Roi Midas (VIIIe siècle av. J.-C. ndlr) le paradoxe de celui qui accumule trop de richesses : sa capacité à transformer tout ce qu’il touche en or le coupe totalement de la vie normale, l’empêchant aussi bien de manger que de boire. Lors de nos discussions, nous nous sommes rendus compte ensemble que cette légende était assez actuelle.
Ce poisson, pour toi, qu’évoquait-il à l’origine ?
Un poisson échoué. Une sorte de naufrage de notre propre humanité. La pièce de 1 centime est le symbole de ce que nous sommes, hommes en train de vivre, c’est un symbole de civilisation. Toutes mes sculptures en pièces, du reste, sont une invitation à envisager notre insertion dans le monde à une plus longue échelle de temps.
Que projettes-tu sur la pièce de 1 centime qui orne beaucoup de tes créations ?
Les pièces de 1 centime m’ont attiré au moment de leur apparition, en 1999. Les francs ont disparu de nos poches et nous nous sommes retrouvés avec ces nouvelles pièces. Un autre objet. Cela m’a permis de réfléchir à notre rapport à lui. La pièce circule, elle m’intéresse pour cela. Elle lie les hommes en un sens et reflète un temps de travail. Ensuite, la pièce de 1 cent, en particulier m’interpelle en ce qu’elle est à la limite de la matière et de l’idée. J’ai été caissier au Louvre pendant quelques années, peut-être qu’inconsciemment cela m’a obsédé. De ces kilos de pièces que j’ai récolté pendant 10 ans, j’ai attendu pour en faire une première sculpture, un crocodile. Dans ce choix de l’animal, il y avait déjà cette idée de la créature très ancienne, d’avant les dinosaures. À la lisière entre l’eau et la terre, en voie de disparition car sa peau est devenue une rareté d’une grande valeur monétaire. J’ai symbolisé formellement la valeur des écailles en me posant également en marge la question de savoir si nous autres ne sommes pas des humains à court terme… Après le crocodile, j’ai plongé dans les profondeurs et me suis intéressé aux poissons. Aller dans l’eau, remonter le temps. Ainsi que dans mes profondeurs personnelles. Vers un archaïsme personnel si l’on peut dire.
Est-ce pour cela qu’un autre motif apparaît à plusieurs reprises dans ton exposition, celui du dinosaure ?
Oui. Tu veux parler des chants silencieux… C’est une figure ouverte qui peut s’apparenter au dinosaure, au phénix ou au dragon mais plus encore et plus largement aux animaux fantastiques. Mon intention n’était pas de représenter à tout prix un dinosaure. C’est parti de la rencontre avec un autre matériau qui est celui de la souche de chêne meusienne que j’ai croisée sur ma route à l’occasion d’une résidence dans la Meuse. J’avais envie depuis longtemps de travailler avec du bois. Pascal Yonet, bondissant directeur des Vents et forêts m’a aidé à trouver des souches mortes depuis la tempête de 1999 qui affleuraient au sol. On les a déracinés. On en ignorait d’abord la forme, logée dans la terre, puis sont apparues des structures très accidentées et, de même que pour le crocodile, à la lisière entre la terre et le ciel. Lorsque j’ai vu la beauté de ces souches, je me suis dit qu’il serait dommage d’en modifier les contours et qu’il s’agirait plutôt de leur redonner vie avec une technique de sculpture en pièces pour mêler le végétal, le minéral, et en somme l’humain. Mêler les différents règnes… Dans ce lieu, cette forêt marquée par l’histoire de l’Europe, nous étions en 1999, moment où une autre Europe naissait. Le chêne meurt, la pièce le fait renaître et avec lui une certaine idée de l’Europe. Celle-ci est-elle en construction ou en train de mourir, à quel moment du cycle se trouve-t-elle ? À un moment charnière, c’est certain. Le chant silencieux est donc une série très marquée par l’idée du temps. Une idée du temps qui est matérialisée par l’oxydation, un souffle, une respiration qui passe sur ces pièces. L’oxydation, comme formule essentielle de la vie, qui donne l’énergie au vivant et qui est en même temps signe de sa vieillesse. C’est ce paradoxe que je décline à travers des techniques de badigeonnage des pièces de monnaie, par le biais d’oxygène à l’état liquide. Une solution bleutée qui accélère en quelques heures la rouille. Projections, dilutions, j’utilise aussi bien le chiffon que le pinceau.
La série de poissons archaïques suspendus au plafond dans la pièce principale de l’Aquarium s’apparente fort à une galerie de l’évolution…
Toutes ces créatures sont imaginaires. En effet, l’ordre dans lequel elles sont installées évoque une évolution. Je les ai disposées en arc de cercle comme si elles représentaient le haut d’un cycle. La fin du cycle (sa queue) met en scène des créatures reptiliennes, des créatures marines congénères des dinosaures. Et plus on avance, plus les créatures sont des poissons contemporains. Je lie ici profondeurs du temps et profondeurs spatiales. C’est très clairement un clin d’œil à la galerie de l’évolution où j’ai exposé une meute de loups faits de poussière, en 2011.
Pourquoi avoir disposé les poissons en hauteur, et par analogie au ciel, au-dessus de l’installation du chant du monde ?
Sans doute pour figurer la présence d’un inconscient, où la profondeur des mers jouerait à l’échelle du vivant et de l’individu le rôle de l’inconscient. Le fond des océans est l’inconnu et l’origine vers lesquels je regarde. C’est aussi pour moi un moyen d’amener une idée de mouvement dans ce parcours d’exposition, les poissons en haut, et les créatures fantastiques volantes en bas, comme si l’ordre des choses avait basculé.
L’ombre de ces poissons se reflète sur la nef…
Oui, cela est sans doute un rappel à l’une de mes premières émotions artistiques qui eut lieu dans une grotte. L’art pariétal a été mon premier éveil à l’art. Lascaut, Roufougnac… Il y avait déjà ce rapport au temps dans ce premier contact, le fait de se dire que quelqu’un ait dessiné il y a 30 000 ans m’émouvait beaucoup. Ce temps, très long, me fascine. Il s’avère que le banc de poisson se reflète sur le mur. J’ai travaillé sur ces ombres qui jouent avec la lumière. Cela a été décisif dans leur positionnement et leur installation finale. Je voulais que ces ombres évoquent des formes ancestrales tracées sur des parois mais aussi des formes qui surgissent des profondeurs marines.
Tu as appelé ton exposition Fabriques des profondeurs, pour quelle raison ?
C’est en référence aux fabriques de jardins, petites constructions qui jalonnent les parcours (ruines, grottes, édifices…). J’avais été très ému, et même plus que ça, par la visite du parc d’Ermenonville, qui est un des premiers jardins anglais constellé de fabriques. Ce parc puise ses formes dans une idée de retour à la nature, inspiré par Jean-Jacques Rousseau qui y vécut les six dernières semaines de sa vie. Les jardins à l’anglaise, opposés aux jardins à la française, très contrôlés et symétriques conservent des éléments sauvages. Sauvages, mais orientés pour permettre un parcours initiatique et introspectif. La grotte, fait partie de ces éléments que j’aime beaucoup. Chaque fabrique est d’apparence très naturelle mais a été conçue pour permettre de s’interroger sur soi-même et son rapport au monde. J’ai voulu concevoir mon exposition de cette manière-là, très proche des jardins anglais parsemés de fabriques, tels des tremplins déviants de l’imaginaire. Et ne surtout pas être en concurrence avec la beauté et la vie de l’Aquarium. Être à côté…
En parlant de grotte, il y a un endroit appelé ainsi dans l’Aquarium. C’est là que tu as installé ton Cygne noir…
Le Cygne noir est réalisé avec la poussière de l’aquarium et celle balayée au métro Châtelet que j’ai utilisée pour ma meute de loups. Pour ces pièces, j’utilisais une poussière que je considère comme universelle car elle est créée à partir du passage de millions d’être humains, que je récolte avec un balai dans ses couloirs comme une collection d’ADN et de gènes. Là, je l’ai associée à une poussière plus intime, à partir des sacs poubelle d’aspirateurs de l’Aquarium. Cette poussière, très différente, m’a permis techniquement de réaliser une pièce plus ajourée, plus ouverte qui correspond plus à l’oiseau, au volatile. Dans ce cygne, j’ai également mis un souvenir lointain qui remonte à l’enfance, celui de l’Amoco Cadiz (pétrolier libérien qui a fait naufrage au large des côtes bretonnes en 1978, ndlr). Ce cygne noir évoque de loin en loin ces oiseaux englués et mazoutés. Cette première pollution pétrolière est remontée à la surface. Puis, un ami collectionneur m’a parlé du concept du cygne noir théorisé par le philosophe Nassim Nicholas Taleb qui parle de l’imprévisible. Jusqu’à ce que l’on découvre qu’il existe des cygnes noirs en Australie, on pensait qu’il n’existait que des cygnes blancs. L’irruption de ces cygnes noirs montre à quel point l’esprit est fait de « biais cognitifs », d’erreurs de jugements tant qu’il n’est pas confronté à une réalité empirique. J’aime bien cette idée, alors je la reprends volontiers à mon compte, je trouve qu’elle parle de notre époque. Nassim Nicholas Taleb a appliqué cette théorie au monde de la finance, mais c’est également valable pour d’autres domaines. Je crois que l’on vit dans une époque pleine de cygnes noirs, où l’imprévisible fait peur et destitue l’homme de son pouvoir, ou plutôt de sa volonté de tout contrôler.
Tu parlais de l’Amoco Cadiz, ton travail sur les souches meusiennes rappellent la tempête de 1999, tu as également créé une pièce à partir d’une inondation dans les Pyrénées, y a-t-il une forme d’écologisme en sourdine dans tes récentes créations ?
J’ai une sensibilité écologique oui. Ce n’est pas le centre de ma pratique mais je crois que cela est plus présent que ce que je pensais. Je crois que mon rapport au vivant implique cette sensibilité. J’essaie d’envisager les choses dans un temps long, je me heurte nécessairement à ces questions-là, bien sûr. C’est sur ces questions que nous nous sommes d’ailleurs entendus avec le directeur de l’Aquarium dont la vocation est avant tout la sensibilisation à la gestion des ressources marines, l’un des enjeux des prochaines années aux côtés de celui de la pêche côtière. La plupart des espèces côtières sont en voie de disparition, et il ne s’agit pas de siècles mais bien d’années. Alors, oui les catastrophes naturelles et l’écologie m’intéressent tout comme la crise économique que nous traversons. J’ai commencé à travailler mes pièces de 1 centime au moment où l’on se prenait de plein fouet la crise…
Face à la disparition des espèces mais aussi la disparition au sens plus large, tu recenses des traces, tu les collectes… Les ongles, les peaux mortes sont là comme pour défier l’absence et la disparition à venir. À cet égard, la dernière pièce de l’exposition est une rose blanche dont les pétales sont tes peaux mortes…
Il s’agit d’une tige de rose prise dans du ciment et de la cendre, tandis que la fleur est constituée de peaux mortes à la couleur nacrée. Ce sont des peaux de mes mains et de mes pieds, des éléments qui sont en contact avec le monde. Les peaux mortes, c’est ce que l’on retrouve sur les momies qui ont plus de 3000 ans. Cette fleur ne fanera pas, elle est pérenne. C’est une pièce sur laquelle je n’ai pas encore beaucoup de recul, c’était important qu’elle termine l’exposition comme un point final ou un point d’interrogation. En même temps, je sais qu’elle parle de plusieurs choses importantes pour moi. D’une part, sa tige est comme un pied. Un pied qui évoque cette phrase de Rousseau « La philosophie nous rentrera par les pieds », cela rejoint l’idée que le sensible est une source essentielle de connaissance. D’autre part, la fleur comme symbole de beauté éphémère chez Ronsard participe d’une acceptation nécessaire du passage du temps. Cela me touche beaucoup, cette donnée à laquelle on doit se résoudre. On a l’impression d’être immortel, mais on ne l’est pas.
Tu replaces toujours le vivant au cœur de ta création, les abdomens de tes papillons sont faits d’ongles et de peaux mortes…
Je travaille depuis longtemps avec le matériau des ongles. Les papillons sont pour leur part une rencontre que j’ai faite récemment chez Deyrolle. Dans ses tiroirs, se trouvent des papillons non exposés car ils ne correspondent plus au canon de leur espèce. Cela m’intéresse qu’ils soient hors-norme. Je me suis pris d’affection pour eux, j’ai décidé de les réparer, de m’associer à eux avec ma peau. On dit d’eux qu’ils sont « impropres » à la collection, je leur rends une identité propre grâce à la chair. Je parle aussi, en creux, de la validation qui a lieu dans le monde de l’art, en les réhabilitant je les valide d’une certaine façon même s’ils sont impropres. J’associe deux morts également, ma propre disparition, par ma peau et leur mort déjà établie. Mais tout cela reprend vie, grâce à un figure nouvelle, réparée.
Comment expliques-tu que la peau morte évoque le dégoût et le rejet ?
Dès qu’elle est détachée du corps, la peau écœure. Alors que l’on aime caresser la peau. De même que les ongles sont des outils de séduction, on les peint, mais dès qu’il sont séparés du corps, ils nous inspirent un profond dégoût. C’est très irrationnel et fascinant. On se coupe les ongles après s’être lavé et ce n’est pas plus sale que de serrer une main j’imagine… Cette réaction de dégoût, que je partage, m’intéresse. Pourquoi est-on dégoûté par les ongles et non par le cadavre d’un papillon ? Je ne sais pas, c’est pour cela que je travaille encore dessus.
Te sens-tu marqué par des rituels que tu aurais pu voir à la Réunion où tu as vécu dix ans ?
Oui, c’est possible. Les marches sur le feu ont dû influencer mon regard. La Réunion est un des rares endroits du monde où les Tamouls (Indiens de la Réunion, issus du Tamil Nadu au Sud de l’Inde ndlr) se livrent à ce rituel autrefois jugé hérétique et interdit. Ils marchent sur les cendres et leur peau n’est pas brûlée… Tous les ans je voyais cela, cette fête d’Ipavali. Et maintenant que j’y pense, la rose blanche qui clôt le parcours est faîtes de cendres. Oui, il doit y avoir clairement un lien !
Pour finir, quelles influences conscientes auraient pu te marquer profondément ?
Celle de mon grand-père, très certainement, qui est taxidermiste et m’a offert les plus beaux jouets de mon enfance : il me donnait le loisir de jouer quelques heures avec les magnifiques oiseaux morts qu’il rapportait de la chasse.
Lionel Sabatté — Fabriques des profondeurs, à l’Aquarium de Paris, tous les jours de 10h à 19h — tarifs de 13 à 20,50 euros — Aquarium de Paris, avenue Albert de Mun, 75016 Paris — Site Internet