Entretien — Latifa Echakhch
Pour sa troisième exposition personnelle à la galerie Kamel Mennour, Latifa Echakhch investit le nouvel espace de la rue du Pont de Lodi, par un spectacle déserté par son public et ses acteurs .
Timothée Chaillou : Pour ton exposition All Around Fades to a Heavy Sound tu présentes un ensemble de cinq œuvres. Aux murs, trois toiles de coton brut sont teintées par de l’encre bleue — matériau que tu as utilisé à plusieurs reprises.
Latifa Echakhch : Avant d’utiliser de l’encre, j’ai travaillé avec de l’eau teintée par un colorant alimentaire. Lors de mon exposition au Magasin à Grenoble, Il m’a fallu tant de chemins pour parvenir jusqu’à toi, en 2007, j’ai laissé tomber cette eau colorée du haut de la verrière, au compte-gouttes, sur des plaques. C’est en 2008, que j’ai renversé un flacon d’encre sépia au sol (Untitled (Sépia)). Pour cette œuvre, on remarquait facilement que la tache au sol n’était pas accidentelle et que j’avais moi-même renversé, à hauteur d’un bras tendu, le contenu de l’encrier. C’était un hommage à Paul Celan, dont l’un de ses poèmes, dans Todesfuge (Fugue de mort), commence ainsi : « Lait noir du petit jour nous le buvons le soir / Nous le buvons midi et matin nous le buvons la nuit. »
Ce lait noir évoque la bile noire, symbole de la mélancolie.
« Latifa Echakhch — All Around Fades to a Heavy Sound », Galerie Kamel Mennour du 5 février au 22 mars 2014. En savoir plus Oui. Sa poésie et la poésie en général me sont très importantes. Lorsque j’ai fait ma première exposition en Israël, j’étais heureuse de pouvoir parler de poésie dans un pays qui a tant de problèmes géopolitiques. Devenir poète c’est parfois être dans un état d’urgence et devoir absolument s’exprimer : c’est un acte de résistance. Je me rappellerais toujours d’une séquence du dessin animé Charlie Brown — What Have We Learned Charlie Brown? que j’ai vu enfant. Cet épisode est basé sur un poème de John McCrae, In Flanders Fields, qui évoque le fait que les coquelicots auraient d’abord été blanc et qu’ils sont ensuite devenus rouges, à cause du sang des soldats et des victimes versé sur la terre pendant la première guerre mondiale. C’était la première métaphore que je rencontrais et je n’ai plus jamais regardé un coquelicot de la même manière. J’ai d’ailleurs, par la suite, sculpté des fleurs fragiles en terre glaise mélangé à de la terre rouge du sol de Beyrouth ( Charlie Brown’s Poppies, 2011).Pour revenir à ton utilisation de l’encre, après Untitled (Sépia) tu as produit des tondi de toile de coton brut sur lesquels tu as déversé, au centre, de l’encre noire.
L’encre est versée depuis la hauteur maximale de mon atelier, qui est à peu près de quatre mètres.
Comment te positionnes-tu par rapport aux Splatter Paintings colorés de Damien Hirst ?
Elles sont trop compliquées, je voulais faire quelque chose de vraiment très simple.
Comment en es-tu arrivée à produire les toiles de ton exposition actuelle ?
Je voulais produire une image de l’ordre du paysage. Pour ces tableaux, j’ai utilisé un tissu absorbant qui permettait à l’encre de monter en se déplaçant par capillarité sur le tissu. L’encre crée ainsi des arborescences. Avant d’utiliser de l’encre bleue, j’ai fait plusieurs essais avec de l’encre noire, mais cela ne fonctionnait pas.
Le noir était très uniforme et opaque.
Absolument, alors qu’une pigmentation bleue permet d’avoir des niveaux de coloration plus ou moins dilués. J’ai aussi cherché le bleu adéquat. Ne voulant pas utiliser de bleu outremer, qui est trop lié au colonialisme, j’ai choisi un bleu phtalo développé dans les années 1930 qui a énormément servi pour l’imprimerie. Lorsque j’ai reçu ce bleu, après l’avoir commandé, je me suis rendu compte que c’était le même bleu que celui des papiers carbone de mes Stencils.
Ceux de À chaque stencil une révolution, pour lesquels des pans de murs sont recouverts par des feuilles de papier carbone pour être ensuite aspergées d’alcool à brûler. Le pigment s’écoule alors jusqu’au sol, évoquant la déliquescence ou la lamentation.
Ce que j’aime dans le papier carbone c’est qu’il permet de dupliquer et qu’il fut, dans les années 1960, un outil privilégié pour reproduire et diffuser des tracts politiques.
Le titre de ton exposition chez Kamel Mennour, All Around Fades to a Heavy Sound, est le titre d’un des tableaux. La réunion de tous les titres de chaque tableau exposé compose une histoire. Il y est question d’une marche, de l’égarement du narrateur dans une forêt. Ces tableaux évoquent des récifs maritimes vus de haut, des arborescences, les motifs des pierres de lettrés ou des images acheiropoïètes (soit non faites de main d’homme).
Dans tous ces tableaux il y a un rapport à la tâche et à l’accident qui me permet de produire une nouvelle technique de représentation du paysage.
Au sol, sous ces tableaux, tu as placé une boule, un costume et des chaussons d’équilibriste. Untitled (Red ball and figure) fait partie d’un ensemble d’œuvres constitué de costumes déposés au sol : habit de Sans-culottes ( Show-room (Le Sans culottes), 2005), toge d’avocat (Show-room (L’avocat), 2005), costume de la mort ( Show-room (La mort), 2005), habits de fanfare ( Untitled (Fanfare, L’indépendante), 2008) ou tenues de gogo danseur ( Sans titre (Pole Dancer), 2011)… Ces costumes sont des uniformes qui, laissés à terre, sans être pliés, évoquent l’absence du corps et le temps suspendu dans une activité professionnelle.
Absolument. J’aime réduire les choses à l’essentiel : pour que l’on pense à un acrobate, nous n’avons pas besoin de le voir à l’exercice, son costume est suffisant.
En regardant l’espace de la galerie depuis la rue, on se rend compte que la première salle de ton exposition est bleue, blanche et rouge.
C’est vrai et je ne l’ai pas fait exprès !
Dans la dernière salle de l’exposition, le ciel nous tombe sur la tête. Tu y exposes un fond de décor de théâtre, qui figure un ciel clair et dégagé bien que nuageux, présenté comme s’il avait chuté depuis la verrière zénithale.
Je voulais travailler avec un élément lié à la scène car j’aime le potentiel d’activation d’une narration que peut avoir un décor.
Lorsque l’on entre dans la pièce où se trouve La Dépossession nous la voyons sur sa tranche en ayant le sentiment de voir la voile d’un bateau. Lorsque nous lui faisons face, nous avons l’impression que le ciel devient de l’eau et que le tissu ramassé et froissé au sol représente des vagues.
Je voulais que le visiteur qui entre dans la salle ait un point de vue sculptural sur le ciel et non frontal comme dans le cadre d’un spectacle. Finalement, bien que cette œuvre ait une grande présence physique c’est la représentation de quelque chose d’immatériel : la représentation d’un ciel.