Entretien — Renaud Auguste-Dormeuil
Le plasticien français né en 1968 est à l’honneur avec trois expositions : au Mac/Val, à la Fondation d’entreprise Ricard et dans sa galerie parisienne In Situ — Fabienne Leclerc.
La première des trois expositions qui te sont consacrées est celle du Mac/Val, Include Me Out. Comment s’articule-t-elle ?
« Renaud Auguste-Dormeuil — Include me out », MAC VAL Musée d'art contemporain du Val-de-Marne du 26 octobre 2013 au 19 janvier 2014. En savoir plus Sans être « in situ », mes expositions sont toujours connectées aux lieux, mais je ne voulais pas que celle du Mac/Val soit pensée comme une rétrospective. L’idée était davantage d’être dans de nouvelles productions, tout en réactivant des œuvres qui demande de l’espace. Je pense notamment à celle qui constitue la fin du parcours, en cul-de-sac, et porte le titre de l’exposition. Dans une première approche, c’est une coupe de séquoia, placée au sol, qui a été taillée à 2,20 mètres de hauteur pour qu’on ne puisse pas voir les striures de la coupe. Mais lorsqu’on monte les escaliers, se dévoile l’image du temps puisque l’idée de l’exposition est de savoir si nous traversons le temps ou s’il nous parcourt. Je ne suis pas philosophe et ne réponds pas à ce type de question, mais j’aime attirer sur le hors-champ des images. Comment évoquer autre chose que ce que l’on regarde ? Toute l’exposition est basée sur le fait que l’image devant soi n’est pas en train de parler de ce qu’elle est. Par exemple, pour connaître l’âge d’un arbre, la seule manière est de le tuer… Ici, la coupe mesure 7,5 mètres de diamètre, qui serait la taille d’un arbre ayant traversé entre 3000 et 4000 ans, or ce temps correspond aussi à l’invention de l’écriture et de l’art. Donc, l’image du temps renvoie à l’histoire de l’art.D’autant plus que cette pièce réfère également à Alexander Calder…
Absolument, car j’ai repris ce qu’il avait construit pour son Cirque en encerclant cette coupe de séquoia d’un banc géant de 20 mètres de diamètre afin de s’asseoir pour regarder ce temps impossible à voir… C’est aussi une référence au moment, dans Vertigo d’Alfred Hitchcock, où la protagoniste est assise devant le tableau qui la représente car il s’agit aussi des bancs de musée, mais au lieu de regarder une œuvre d’art, on observe le temps.
L’exposition fait appel aux figures d’autres réalisateurs, comme Jean-Luc Godard ou Jacques Demy. D’ailleurs, ce lien avec le cinéma n’est pas anodin, car on sent qu’il y a toujours un récit dans ton travail…
J’aime le cinéma qui est à la fois une culture pointue et populaire. Les œuvres de ces réalisateurs m’ont traversé, notamment toute la gravité du travail de Godard et la légèreté d’un Demy. Même si je suis persuadé que Godard est beaucoup plus léger que ne l’est Demy et que l’on peut travailler en miroir. Un film de Demy n’a rien de superficiel quand il montre des hommes partant à la guerre… Même s’ils sont en train de chanter. J’aime prendre en référence des supports qui font pleurer et rire en deux heures, à l’inverse de la temporalité plus longue des arts plastiques. Au Mac/Val, j’ai voulu vider les murs et même Contre-projet, Panopticon, un vélo surmonté d’une structure en plexiglas, est placé devant un mur blanc et lorsqu’on recule dans la salle d’exposition, on regarde cette sculpture comme une image, voire une photographie qui viendrait s’accrocher au mur.
D’ailleurs, tu joues beaucoup dans tes photographies sur des effets en 3D, notamment la série Best Wishes. C’est pour brouiller les lectures ?
« Il serait temps — Renaud Auguste-Dormeuil », Fondation d’entreprise Pernod Ricard du 17 décembre 2013 au 25 janvier 2014. En savoir plus Non, mais à la question : « Qu’est-ce l’art ? », personne n’est capable de répondre, même si l’on peut disserter sur les questions de la beauté ou de l’esthétique, qui créent un lien social en étant l’expression d’un goût ou d’une parole. Je me concentre davantage sur la question de la représentation. L’art me donne cette possibilité de proposer une lecture différente pour brouiller notre perception et il est plus judicieux pour moi de regarder une sculpture comme une photographie ! Pour les performances I will keep a light burning… je crée le ciel qu’il y aura dans cent ans, mais à cette date, personne ne pourra en juger la véracité. L’une des forces de l’art est de concevoir une image que personne ne pourra jamais vérifier et regarder de ses propres yeux.Comment travailles-tu ? Avec des mathématiciens ? Des cartographes ? Tu effectues des recherches sur Internet ?
Même si j’ai eu une pratique de cartographe auparavant, l’une des règles de base dans mon travail est de n’utiliser que des outils usuels. Je peux révéler des secrets mais jamais avec des moyens non accessibles aux autres. Par exemple mes visites guidées à thème ; Sécurité et Patrimoine, orchestrées dans des musées, révèlent ce que n’importe qui peut voir dans une institution. La seule différence est que je signifie le non signifiant. Je réalise les The Day Before grâce à des logiciels que l’on trouve sur Internet. Souvent, on me demande si le ciel était dégagé avant les bombardements et il est évident que l’on ne peut l’exécuter sans avoir de visibilité. Cette valeur météorologique fait que l’horreur de l’homme ne peut exister que s’il fait beau !
Mais pourquoi un certain nombre de pièces tournent-elles justement autour de cette question récurrente des bombardements ?
Je n’ai aucune fascination pour l’acte de guerre et ce sujet me permet de travailler sur la mémoire des populations civiles qui en sont victimes en abordant la question de l’exercice du pouvoir. C’est aussi lié au souvenir de l’enseignement de la guerre quand j’étais écolier. Les livres d’histoire glorifiaient la guerre, plutôt qu’ils ne la dénonçaient et, par exemple pour les campagnes napoléoniennes, on parlait d’un conquérant en oubliant l’autre réalité des massacres ou des viols…
Des expressions telles que : « On va repartir comme en 14 ! », montrent qu’auparavant les guerres relançaient les économies…
Car elles ont toujours eu un lien avec l’argent. Mais à l’époque des fortifications, si l’ennemi arrivait à fendre les murailles, la population et l’armée se rendaient, car le trésor de la ville ne devait pas être détruit. Donc il valait mieux capituler, quitte à se battre à nouveau une autre fois. Aujourd’hui, le principe de la guerre est de détruire pour reconstruire. Depuis la guerre d’Irak, raser permet de conquérir les marchés du pétrole ou de la téléphonie… et l’ensemble de mon travail est une volonté de révéler surtout que les populations civiles sont les premières à en souffrir.
Dès ta première série de 1999, qui s’appelle Lock et dans laquelle tu simules des tirs sur des cibles civiles, tu abordes ces questions liées à la surveillance. Tu as dit d’ailleurs que lorsque tu allais aux Beaux-arts, tu passais devant une caméra et que cela t’avait marqué…
« Renaud Auguste-Dormeuil — Fin de représentation », Galerie In Situ, Fabienne Leclerc du 17 décembre 2013 au 1 février 2014. En savoir plus J’ai toujours été obsédé par la question de l’image autoritaire et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas rentrer dans l’école sans passer devant une vidéo de surveillance, donc j’ai commencé à réfléchir à cela. J’ai acheté un carnet et un plan de Paris et relevé toutes les caméras de la capitale, notant à chaque fois l’adresse exacte et le nom du propriétaire. D’autres œuvres consistaient en des itinéraires pour aller du domicile au travail sans passer sous une caméra de surveillance ou l’organisation de tours-opérateurs ne montrant que ces caméras… Je trouvais intéressant cette idée, dans la construction d’une image, de se sentir l’acteur anonyme d’un film dont on n’est pas le réalisateur. Mais je n’ai jamais employé d’images de caméra. C’est un peu comme dans le film de Louis Malle, Le Souffle au cœur, deux enfants outragent Jésus-Christ et l’un d’eux dit : « Blasphémer c’est encore y croire ». Employer des images de guerre, c’est être fasciné par cette esthétique que je me refuse à diffuser. J’ai cherché à fabriquer une image qui parle de ce que je ne suis pas en train de regarder. Comment traiter la vidéosurveillance sans en montrer ? Comment évoquer la mort sans étaler la guerre ? Alors que dans les médias ou les livres d’histoire, on est dans le post-évènementiel, je cherche à être avant l’événement.Dans tes recherches, tu explores des thématiques précises ou tu peux découvrir par hasard un récit comme celui de cette jeune Allemande qui devient terroriste et dont tu t’es inspiré pour la série Fin de représentation, qui est aussi le titre de l’exposition présentée à la galerie In Situ — Fabienne Leclerc ?
De manière générale, je travaille un peu comme les journalistes, je recoupe plusieurs sources, puis fais des déductions, et parfois, dans le récit d’une personne ou un documentaire pointe quelque chose dans le flux de l’information. J’ai découvert l’histoire de cette jeune terroriste dans un documentaire sur la Bande à Baader qui relatait que, juste avant de rentrer dans la clandestinité, elle avait récupéré toutes les photographies d’elle. Donc j’ai imaginé cet acte qui se serait étendu sur l’ensemble d’une vie en mettant en scène une disparition picturale, c’est-à-dire en masquant la silhouette du sujet sur tous les documents. C’est à l’opposé de l’image de la femme en Occident, censément épanouie dans son corps, ou de notre obsession d’apparaître en permanence sur les réseaux sociaux. J’essaie que mes images soient aussi violentes que ce qui nous entoure, ou tout au moins d’en témoigner.
Cela me fait penser à la série Les Ambitieux, le fait que ces « grands hommes » soient sectionnés et effacés, est assez violent aussi…
Oui et radical pour couper l’égo ! La série Les Collectionneurs, présentée à la Fondation Ricard, est la suite logique des Ambitieux dans une réflexion sur l’histoire de l’art et la commande du portrait. Je voulais aussi révéler cette frustration pour l’artiste de ne pas atteindre l’œuvre qu’il voudrait réaliser, peut-être partagée par celui qui est « portraitisé » et ne se découvre jamais comme il aurait envie qu’on le représente… Puis, c’est encore une question sur le rapport de pouvoir. Dans ce travail, je ne réalise que le portrait. Ensuite, je retire la partie centrale de l’image en l’incisant puis l’œuvre s’inscrit dans une série, constituée par 50 portraits. Je ne décide pas du format de tirage, ni de l’encadrement, qui est laissé au soin de chaque collectionneur. Donc est arrivé à la Fondation Ricard ce qu’ils avaient produit à partir de ma photographie. Ainsi, je ne gérais pas la question de l’esthétique de l’image. J’en suis le producteur, mais ne contrôle pas ce qui est de l’ordre de la représentation. Je suis l’auteur de l’œuvre sans en être totalement le maître du jeu… Dans la nouvelle série Uncover, présentée également à la fondation Ricard, je révèle des images dissimulées à l’intérieur de magazines d’extrême droite italiens des années 70, qui présentaient des pin-up en couverture et dont le contenu n’avait rien à voir avec le côté racoleur de la une !
Tu emploies souvent ce mot : « révéler », qui correspond bien à ta réflexion sur la fabrication de l’image et par extension sur le statut de la photographie…
En effet et pourquoi cette question m’intéresse-t-elle autant ? Car toute image revêt un pouvoir politique. Donc s’y intéresser permet, non pas de la détourner, mais de se la réapproprier ou de la réquisitionner. Je pense l’image comme un ouvrier qui serait en temps de guerre et réquisitionnerait ses outils de production pour fabriquer des armes. Il faut aimer la fabrication des images comme un objet de pouvoir car je reste persuadé que l’art peut changer le monde.