Entretien — Wilfrid Almendra
Présentée à la fondation Ricard jusqu’au 04 mai, l’exposition Matériologique explore la pratique sculpturale de Wilfrid Almendra. À l’occasion de la publication de sa première monographie personnelle, l’artiste revient avec Slash sur les enjeux qui parcourent son œuvre.
Timothée Chaillou : Dès l’entrée de ton exposition Matériologique, à la Fondation d’Entreprise Ricard, un aigle de béton, sans tête ni ailes, nous accueille. Cette pièce fait partie de ta série Concrete Gardens, où tu utilises des reproductions de sculptures classiques bon marché. De manière plus générale, es-tu plus attiré par le faux que par le vrai ?
Wilfrid Almendra — Matériologique @ Fondation d’entreprise Pernod Ricard from March 26 to May 4, 2013. Learn more Wilfrid Almendra : Effectivement si je me trouve dans un musée et que je regarde cet aigle comme un vestige antique, l’expérience est forte. Néanmoins, la notion de vrai que tu évoques est problématique. Quelque soit le rapport à l’original, quelque soit le niveau de transformation, si je regarde un aigle devant un pavillon de banlieue, c’est qu’il est vrai et qu’il existe. En revanche si je me retrouve à regarder cette sculpture à ce moment-là, c’est parce que cet objet a une force et un caractère. Je n’aurais pas la même relation avec cet objet dans le magasin de jardinage où il a été acheté. Le vrai n’est pas nécessairement synonyme d’authenticité. Un aigle devant un pavillon de banlieue peut devenir aussi authentique que son modèle. La sculpture qui nous accueille pour cette exposition a une patine, une érosion, une beauté proche de son original. De façon générale, pour la série des Concrete Gardens, je me suis intéressé à l’aspect et au pouvoir de ces sculptures de pavillon de banlieue et surtout au fait qu’elles acquièrent avec le temps un aspect très proche de celui auquel je pourrais être confronté dans un musée d’archéologie. Pour revenir à mon exposition, je souhaitais que les spectateurs butent contre cette sculpture avant de rentrer dans l’exposition elle-même. Je pense que beaucoup d’entre eux ne vont même pas la regarder parce que ce hall d’entrée est un espace transitoire. J’aime l’idée que cette sculpture se trouve dans un environnement créant une confusion sur le fait qu’elle soit ou non une œuvre d’art.« J’ai toujours été plus intéressé par l’objet que par l’illusion de l’objet », disait Robert Grosvenor.
Ca me fait plaisir que tu cites Robert Grosvenor parce que c’est un travail important pour moi. J’aime l’ambiguïté de ses objets. Ils ne sont jamais ce qu’on pense qu’ils sont. Par exemple, même quand il utilise l’image stéréotypée de la voiture, il ne parle pas de cela. Les spectateurs sont obligés de chercher dans leurs histoires personnelles pour interpréter sa proposition. Ses sculptures sont très complexes à lire et engagent un rapport très sensible et inconscient à l’objet appréhendé. Il s’agit vraiment d’expérience. En ce qui concerne mon travail, ce qui m’intéresse d’avantage qu’un objet, son illusion, son auteur ou encore son spectateur immédiat, c’est ce qu’il véhicule dans une société à différents moments de l’histoire et l’évolution de l’utilisation des formes.
Valentin Carron note qu’à Martigny, les sculptures posées dans la ville par la fondation Giannada ont « une fonction tribale : ce sont des trophées, qui symbolisent le pouvoir de leur propriétaire ». Est-ce pour ce même constat que tu as utilisé les sculptures de Concrete Gardens ?
Toutes proportions gardées oui, mais ces sculptures en béton dépassent rarement le prix des cent euros. Les jardins pavillonnaires sont des espaces de représentation utilisés le plus souvent comme des vitrines. Ils portent bien évidemment une fonction liée au pouvoir, un pouvoir de représentation. En revanche je pense qu’il s’agit de quelque chose de social et je ne pense pas parler de tribal. Ce projet a été initié par deux processus parallèles. Premièrement, j’ai adopté une approche d’archéologue d’un passé proche en exhumant ces sculptures oubliées au fond de jardins ou devant des pavillons où elles avaient souvent perdu leur valeur de belle copie d’antique aux yeux de leurs propriétaires. Ensuite, j’ai réintégré ces fétiches souvent poussiéreux dans le champ de l’art pour leur donner un autre statut. Je les présente sur un socle en marbre de grande valeur, qui inverse le code muséal. Pour moi, ces sculptures sont à voir comme les vestiges d’un monde suburbain, comme des objets de mémoire portant une certaine idée de la modernité et de ses utopies sociales. Ces sculptures produites en série peuvent être achetées sur catalogues ou dans des jardineries. En revanche, une fois utilisées, projetées dans une histoire individuelle, elles se trouvent chargées d’un pouvoir. La patine du temps vient ensuite et finit de donner à l’objet un statut original, alors même que cette vétusté le rend très souvent inintéressant pour son propriétaire.
Le socle, le piédestal, le podium sont des espaces de pouvoir, de compétition, de mise en valeur et d’autorité. Pourquoi utiliser cette typologie ?
Je joue souvent avec cette typologie. Effectivement, le socle, le piédestal et le podium créent des espaces de distinction, de pouvoir, d’autorité, d’ordre et aussi de contemplation. Ce qui sert à protéger sert aussi à mettre à distance, à isoler, et donc à mettre en valeur, voire à sacraliser. Le socle pour une sculpture est comme la mise à distance pour une peinture ou l’esplanade devant une église. Que ce soit verticalement ou horizontalement, on isole pour mieux voir, comprendre et éventuellement admirer. Le socle s’impose au spectateur et il est la définition d’un espace de représentation. Aucun dispositif n’est neutre, même s’il tend à s’effacer. Dans mes sculptures, je cherche rarement à mettre en évidence le poids symbolique du socle ou de l’esplanade, mais plutôt à créer les modalités d’une fusion, d’une incorporation de l’objet dans la masse, afin d’engendrer une lecture unique de la sculpture.
On dit souvent que tu utilises le répertoire de l’architecture moderniste, terme-étiquette sous lequel on range une infinité de projets architecturaux comme s’ils faisaient autorité. Qu’en est-il du mouvement de l’architecture postmoderne, qui serait plus en écho avec le collage/mixage tel que tu le pratiques dans tes sculptures ?
J’utilise beaucoup de références du passé et du présent mais sans qu’aucune ne fasse vraiment autorité. Souvent, quand je convoque une forme présente à un certain moment dans le passé, c’est parce que je regarde ce qu’elle est devenue et comment elle a évolué. Je questionne ce qu’elle porte, son pouvoir et la façon dont elle s’inscrit dans un contexte social. On parlait de Grosvenor tout à l’heure, et d’une certaine façon, je pense que lorsque j’utilise des formes ou des références, c’est rarement pour ce qu’elles sont directement. Il y a toujours des combinaisons plus complexes, qui font appel à une multitude de référents et d’expériences.
Souvent massifs, faits de matériaux lourds, tes sculptures et bas-reliefs insistent sur l’idée de gravité. Est-ce une forme de domination de l’espace, une « accaparation » territoriale appuyée ?
J’utilise souvent des matériaux issus de la construction parce qu’ils nous entourent. Ils sont présents dans l’habitat et dans la façon dont nous modifions le paysage. Ce sont les matériaux qu’on consomme. Je ne tente pas d’accaparer l’espace. Mes sculptures parlent d’espace. Par exemple pour les Case Studies Houses , je prends comme base de travail un plan de masse ou une maquette et j’extrapole en en faisant une autre architecture. J’en fais un bas relief relativement abstrait qui est ensuite montré dans un espace d’exposition : un autre environnement architectural qui est lui aussi contraint. Je pense les choses en termes de dialogue entre la référence horizontale de l’architecture initialement citée et l’espace qui l’accueille. De plus, puisque tu parles de gravité, le fait d’accrocher ces œuvres sur des cimaises est une mise à la verticale. Je déplace ces matériaux « terriens » et les place à disposition du regard du spectateur.
Dans tes productions, d’un point de vue politique, que dit la mise en commun de matériaux rudimentaires et de matériaux de haute technologie ?
Je ne mets pas vraiment en commun des matériaux rudimentaires et de la haute technologie. Tu penses peut être à Fugazi (2009) où j’avais utilisé de l’acier, de la résine et du cuir. En réalité j’avais travaillé avec des artisans : avec un cellier et avec quelqu’un qui fabriquait à la main les prototypes de camping car. Pour la partie métallique c’était des plaques que j’avais achetées dans des rebus et que j’ai poncées et patinées moi-même, après les avoir fait couper par un chaudronnier. L’effet poli miroir est juste atteint par la persévérance. Mis à part cette sculpture et l’usage ici et là de matériaux brillants, la haute technologie est absente de mon travail. Ou alors, comme dans cette dernière, c’est peut-être une présence ambivalente, quelque chose qui est évoqué avec distance. Dans la sculpture, il ne faut pas toujours croire ce que l’on voit. L’évidence n’est pas toujours là où tu l’attends. C’est sans doute pour ça que je réalise toutes mes sculptures moi-même, sans faire appel à une production ou une technologie externe. Ce que je propose au spectateur c’est un espace où il peut faire l’expérience des choses. Pour revenir à ces plaques métalliques par exemple, il y a tout un tas d’indices, des marques de ponceuses, des choses qui révèlent ce qu’elles sont, il n’y pas de dichotomie entre rudimentaire et high tech. Quand je fais une truelle à la main, au lieu de l’acheter et de faire un ready made , je parle plus d’implication que de politique proprement dite. Je ne mime pas l’artisan quand je travaille sur une plaque de métal et que j’y passe deux semaines. On peut plutôt parler de poésie, de regard, d’expérience des choses.
Il y a souvent dans ta production ce contraste entre l’héroïsme et son échec : impossibilité pour Constant Nieuwenhuis de voir ses projets réalisés (à l’exception d’un, et ce fut de façon éphémère) ; utilisation d’éléments en « fin de vie » ou « ruinés » ; références à des projets architecturaux non réalisés…
Je n’ai aucune fascination pour l’échec, ni pour les grands projets d’ailleurs, que j’utilise seulement pour les mettre en parallèle avec notre réalité. Les projets non réalisés sont susceptibles de m’intéresser parce qu’ils permettent d’imaginer de manière anachronique ce qu’ils auraient pu être et non en ce qu’ils symboliseraient l’échec ou la ruine.
Tu réactualises d’anciens projets d’architecture, des sculptures à l’aspect « vieillot ». Y aurait-il quelque chose de l’ordre du spleen ?
Non pas du tout, même ado je n’ai pas eu de période baudelairienne. Prenons par exemple la première sculpture de la série Reconstruction for the Monument : j’ai utilisé une image d’archive de la réalisation de Constant Nieuwenhuys intitulée Monument for Reconstruction et j’ai décidé d’interpréter cette image lacunaire pour en faire une sculpture en trois dimensions. Pour la construction de la sculpture elle-même, j’ai utilisé des restes de vérandas provenant des quartiers pavillonnaires de La Faute-sur-Mer. Deux ans après la tempête Xynthia, ces quartiers ont été condamnés à la démolition par les autorités. Je n’ai pas l’impression d’être dans un esprit d’ennui existentiel, ni dans une distanciation. Bien au contraire. Il ne s’agit pas de nostalgie non plus, ni d’ailleurs d’un jugement moralisateur face à la façon dont les utopies collectivistes ont pu aboutir au pire, à la désolation et à la destruction. Il s’agit de réel.
Comment as-tu travaillé les variations de couleurs des morceaux de verres, et leurs ombres portées, de tes bas-reliefs Model Home (Sonata) ?
Avant de passer par les étapes de couleur et d’ombres portées, il faut replacer cette nouvelle série dans ce qu’elle est vraiment. Ces sculptures sont en fait issues d’un processus proche de celui utilisé pour Reconstruction for the Monument . Tu parlais tout à l’heure de gravité… Ces pièces paraissent aériennes mais elles ont en fait une base très terrienne. Il s’agit d’une série car je suis parti des grilles anti effraction d’une maison témoin qui venait d’être détruite. Il y a donc un chiffre limité au nombre de ces sculptures, dû au nombre des grilles anti effraction qu’elle possédait. Cette maison est juste à coté de mon atelier. Le projet était de faire de ce quartier une zone pavillonnaire qui n’a jamais été créée. Le lieu est devenu une zone industrielle. Après la destruction de la maison j’ai récupéré ces grilles et aussi du bois, du béton, du marbre, du carrelage, du gravier, de l’acier… Les sculptures de cette série ont été créées comme des variations avec tous ces matériaux. Il ne s’agit pas uniquement d’un jeu formel. Quant aux effets de lumière et d’ombres dont tu parles, j’ai beaucoup pensé à l’usage de référents religieux dans l’architecture qu’elle soit contemporaine, pavillonnaire ou moderniste. Il s’agit d’une manière de vendre l’utopie moderne alors même que celle-ci est sensée n’avoir foi que dans l’avenir. Pour la composition elle-même, j’ai aussi joué avec un vocabulaire « pseudo Mondrian ». D’une certaine manière ce type de composition est devenu une sorte d’image d’Épinal de la modernité. On la retrouve sur des portes de garages ou dans des halls d’entrées de maisons modestes. Pour revenir à ta question, les couleurs et les ombres de ces sculptures évoluent en permanence et surtout en fonction de leur environnement et éclairage. Je les ai fabriquées, mais ensuite, ces pièces se font à l’espace dans lequel elles sont montrées. Dans mon atelier, elles sont différentes par rapport à ce qu’elles sont à la Fondation Ricard. Elles le seront encore chez un particulier, en fonction de sa hauteur de plafond par exemple, ou encore de sa puissance d’éclairage.