Entretien — Xavier Veilhan
On le connaît davantage pour ses sculptures et ses installations mais l’artiste français né en 1963, reconnu autant par les institutions que le marché de l’art, développe aussi une pratique de performances et de spectacles. À New York, nous avons assisté à la représentation de SYSTEMA OCCAM, qui se joue en deux temps. La première partie témoigne bien de l’univers de Xavier Veilhan, tandis que la deuxième offre une longue plage de musique, orchestrée par Eliane Radigue.
Joué au mois de novembre au Théâtre de la Cité Internationale à Paris, après avoir été montré au FI:AF de New York, le spectacle SYSTEMA OCCAM a été créé en juin dernier à l’occasion de l’exposition Architectones, à la Cité Radieuse de Marseille. Comment ce projet s’est-il monté ?
« Xavier Veilhan — Systema Occam », Jardin du musée Eugène Delacroix du 13 au 16 septembre 2014. En savoir plus Nous avons commencé par faire, avec mon équipe, des résidences à la Ménagerie de Verre et au Centre National de la Danse, afin de répéter ce spectacle dans de bonnes conditions. L’idée originelle était de compléter une petite dizaine de « performances-spectacles » qui répondaient à des invitations muséales ou institutionnelles (Centre Pompidou, anniversaire du Mac/Val, une Nuit Blanche). Ils se situaient à mi-chemin entre les arts visuels et la performance, d’où cette envie de concevoir un vrai spectacle.Donc pour toi, nous ne sommes plus dans la performance ?
Le public avait tendance à trouver que je créais des concerts car souvent la musique était au centre des choses. Je voulais insuffler une dimension visuelle dans le musical car je trouve lassant de voir à chaque concert de rock des archétypes comme le même éclairage, les murs peints en noir, l’attente… Il y a dix ans, dans un dossier intitulé Le Spectacle, j’ai commencé à formuler des suggestions remettant en question l’unité de temps. C’était un peu naïf d’ailleurs et on retrouve sûrement les mêmes idées dans les réflexions sur le théâtre de Peter Brook, Ariane Mnouchkine ou Robert Wilson. L’idée était, par exemple, de créer une pièce très longue sans être obligé d’y assister dans son intégralité, de boire, fumer ou dormir… A l’inverse, pour SYSTEMA OCCAM, je suis parti dans quelque chose de très radical, au service de la musique d’Eliane Radigue.
Cette figure majeure de la musique minimale (qui n’écrit que depuis 10 ans des pièces acoustiques) ne compose d’ailleurs pas vraiment, mais dicte ses morceaux à ses interprètes. Pour SYSTEMA OCCAM, le musicien Rhodri Davies joue, avec une certaine marge de liberté, un solo de harpe pendant une demi-heure, après une partie plus performée…
Quand je nourrissais la volonté de faire un spectacle autour de la musique, mon équipe m’a fait découvrir ce travail que je ne connaissais pas. Cette forme de radicalité, un peu perdue musicalement aujourd’hui, est très excitante. Eliane Radigue est allée à un point ultime. J’aimais aussi qu’elle soit une femme ayant dû s’imposer dans les années 1970, très machistes au niveau artistique. Je respecte beaucoup celles qui ont dû batailler. Je ne sais pas si c’est vraiment comparable, mais les artistes allemands qui ont grandi à l’Est témoignent aussi de cette forme d’absolu. Quand je l’ai rencontré, j’étais très intimidé car elle a une aura très importante. Tout en divisant les gens, ceux qui l’aiment sont des fans absolus ! Pour ce spectacle, j’ai appris de cette radicalité, qui n’est habituellement pas aussi présente dans mon travail, et découvert le cercle des musiciens minimalistes. C’est un tout petit monde qui me rappelle celui de l’art, quand j’ai débuté, il y a 25 ans.
Pourquoi le spectacle est-il scindé de manière si distincte ? La première partie, plus visuelle, précède le moment où l’on écoute presque religieusement le solo de harpe…
C’est comme un trajet dans lesquels des routes secondaires et des bretelles conduisent sur l’autoroute… Au moment de la conception, davantage d’interpénétrations existaient entre les deux parties, mais dès que nous avons répété avec Rhodri Davies, nous avons constaté qu’il n’y avait rien à ajouter. Je considère cette première partie comme une ritournelle conduisant à cette longue plage musicale, qui peut être difficile à appréhender pour le spectateur car il ne sait pas où on l’emmène…
Oui et si ce morceau est censé être méditatif, certains sont agacés, voire énervés…
C’est comme l’expérience architecturale menée à Sainte-Bernadette du Banlay (Nevers) par Claude Parent et Paul Virilio, qui est un bâtiment très beau, mais pas du tout prosélyte et peut repousser les gens au premier abord. Je conçois ces moments comme une pratique sportive dans laquelle, pour arriver à la récompense, il faut accepter un pacte qui en plus est fait à l’aveugle par le spectateur. Mes précédents spectacles étaient plus mouvementés, mais ils étaient aussi assez méditatifs et répétitifs. Pour SYSTEMA OCCAM, j’essaie d’emporter le spectateur vers la radicalité de la musique d’Eliane Radigue par ce préambule silencieux, les quelques objets qui s’entrechoquent ou le bruit d’un rameur générant la lumière sur scène mis à part.
Ce premier acte permet de relire ton vocabulaire, avec notamment l’étude du mouvement, de la physique ou de la géométrie… C’est une succession de tableaux, dans lesquels les acteurs recréent des figures, qui évoquent aussi Oskar Schlemmer ou Loïe Fuller, par exemple.
Effectivement, ou encore le Bauhaus et les architectures futuristes ou constructivistes. Toute cette période m’intéresse — à l’exception de l’expressionisme — c’est-à-dire tout ce qui conserve une certaine distance tout en étant motivé par le mouvement et la découverte, à un moment où le monde prend une forme différente car on commence à le percevoir dans sa globalité. Les références de travail pendant les résidences étaient aussi la biomécanique de Vsevolod Meyerhold, la rythmique d’Emile Jaques-Dalcroze, le travail d’Oskar Fischinger, les Floats de Robert Breer, comme la cérémonie du thé japonaise ou la mécanique de la Croix de Malte.
As-tu regardé également du côté de la performance contemporaine ?
Pas en l’étudiant, mais je connais Jérôme Bel depuis 25 ans et j’ai suivi toute la génération des années 80, comme Régine Chopinot, Philippe Decouflé, Daniel Larrieu… Je continue à voir le théâtre de Claude Régy, les spectacles de Xavier Le Roy ou les pièces de Tino Sehgal. J’ai rencontré Xavier Boussiron alors qu’il était élève aux Beaux-Arts de Bordeaux et j’ai moi-même pratiqué un peu la performance, que je trouvais alors très transgressive. Cependant, je déteste les poncifs du spectacle vivant, les masques ou les feux de la rampe…
Est-ce pour cela que tu as conçu le tien avec une très grande économie de moyen ?
Certains gimmicks dans les spectacles m’énervent et je trouve qu’on en fait toujours trop donc je réfléchis plutôt dans un processus de décantation. Je m’oppose aussi aux conventions très lourdes en réalisant par exemple des films avec une caméra posée sur un pied et en enlevant tout le pathos lié au spectacle. En même temps, si mes performers ne sont pas des professionnels de la scène, je n’ai choisi que des personnes ayant une conscience de leur corps et du placement dans l’espace…
Mais on retrouve dans tes films, comme modèles de tes sculptures ou dans ce spectacle des gens qui travaillent dans ton atelier, donc il y a presque l’idée de troupe…
Oui, une troupe incluant également aussi ceux qui sont présents sans apparaître sur le plateau comme Violeta Kreimer ou Alexis Bertrand, qui ont élaboré ce spectacle avec moi. Je suis un peu le metteur en scène d’un spectacle qui parle de fabrication d’objets réellement créés au moment des répétitions.
Cela t’a-t-il permis de développer d’autres problématiques que celles de tes sculptures plus spectaculaires ?
Cela témoigne peut-être du signe d’un changement dans mon travail car je voudrais revenir à davantage de fabrication manuelle et de peinture. Je prépare au Frac Centre une exposition d’objets liés à des maquettes d’architecture, qui sont assez pauvres et connectés au constructivisme. C’est une volonté d’être en réaction à une propension à la technologie, à la démultiplication de mon équipe, aux moyens financiers apportés par les galeries qui correspondent à un certain succès de mon travail mais aussi à une correction en temps réel que je veux donner. Je souhaite me recentrer sur des objets uniques, que je fabrique seul, et réaliser des expositions dans lesquelles le quantitatif n’est pas forcément mis en avant. Cela ne s’inscrit pas dans une dimension morale mais dans une dimension de plaisir, celle de varier les méthodes.
Cela n’est pas une critique du marché de l’art ?
Non, mais mon critère ultime demeure l’histoire de l’art et l’inscription dans le temps. Donc j’essaie de générer une œuvre qui aura de la légitimité par sa contemporanéité à une époque donnée. Ce qui induit une certaine distance, en même temps qu’un désir de poésie et de beauté, même si ce sont des mots que j’aurais eu du mal à employer jusqu’à récemment.
Dans ce spectacle, qui mêle arts visuels et sonores, n’y a-t-il pas aussi un questionnement sur le mode de monstration classique de l’exposition ? Il est intéressant qu’il y ait en ce moment Pierre Huyghe, au Centre Pompidou, et Philippe Parreno, au Palais de Tokyo, qui vont dans cette réflexion…
« Philippe Parreno — Anywhere, Anywhere Out of the World », Palais de Tokyo du 23 octobre 2013 au 12 janvier 2014. En savoir plus Je trouve ces deux expositions magnifiques, celle de Philippe Parreno révélant, qui plus est, une réflexion sur la forme de l’exposition et le rapport à l’institution. C’est spectaculaire la manière dont il utilise et remanie un bâtiment que l’on croyait connaître. Pierre Huyghe et lui ont tous deux travaillé sur cette idée d’un objet synchronisé et temporel où l’on est à mi-chemin entre le spectacle et l’exposition. Cette question de l’étirement du temps de l’exposition et de sa mise en œuvre fait partie de ma pratique artistique mais j’ai conscience qu’elle n’est pas forcément perceptible pour le spectateur de SYSTEMA OCCAM. Même si, autant dans mes expériences architecturales que musicales, j’explore des temporalités et des types d’espaces différents que ceux des arts visuels.Peut-on parler d’espaces sonores alors ?
Je me suis intéressé, depuis assez longtemps, au fait que tout était ramené à des fréquences. Les couleurs, les sons, les communications et les voix sont des fréquences situées dans des champs différents qui cohabitent. Quand on fait un spectacle, on les met en présence, ce qui permet de donner à ces fréquences un état intermédiaire entre le matériel et l’immatériel. De manière générale, j’ai du mal à vivre cette limite entre le superficiel et le profond. Ce qui est superficiel, comme la peau, est fondamental, or il subit toujours une image négative. Dans le solo d’Eliane Radigue, l’important est la vibration qui sort de l’instrument et la manière dont nous allons la ressentir, comme l’électricité qui parcourt notre cerveau.
Concernant le cinéma, tu as d’ailleurs dit que ce qui t’intéresse est davantage le souvenir que tu en as, plus que le film en lui-même. Pour la musique, n’est-ce pas alors le souvenir de l’émotion ressentie, plus que la musique, qui t’importe ?
Tout à fait et l’on sait, en général, à la première note d’un morceau qu’on entend, avant même de l’avoir reconnu, si on a envie de l’écouter ou pas. Cela signifie qu’il y a une prépondérance du sentiment et je crois beaucoup à cette perception épidermique dont je joue dans mon travail. Si je mets parfois le public devant des situations très visibles, ce spectacle est dans un domaine pour lequel on ne voit pas très bien ce qu’il se passe et l’on peut être à la limite du décrochage. Dans un film, qu’il soit de Robert Bresson, Jean-Luc Godard ou d’action, l’histoire n’est pas si importante. C’est la structure qui permet de créer des situations dans lesquelles des affects vont être exprimés et les scènes, images ou dialogues générés. Quand j’utilise des objets, je les vois comme vecteur d’une histoire. Je m’intéresse à leur fabrication et à la part d’humanité qu’ils possèdent, souvent décriée dans la critique du matérialisme ou du fétichisme que je partage, mais les perçois comme des objets affectifs. Mon travail témoigne d’une dimension séduisante, décorative ou formelle, que je revendique, mais cela me rapproche de l’affectif et du conceptuel qui est à l’origine des objets.
SYSTEMA OCCAM (2013) Un spectacle de Xavier Veilhan pour une pièce sonore d’Éliane Radigue avec David Artaud, Annina Roescheisen, Florian Sumi, François Valenza, Marine Varoquier et Rhodri Davies à la harpe / Collaboration artistique : Alexis Bertrand et Violeta Kreimer — Coordination : Léa Wanono / Régisseur général : Jean-Paul Moissette — Production exécutive : Françoise Lebeau — lebeau & associés / Producteurs associés : Xavier Veilhan — ARTER — lebeau & associés — Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès dans le cadre de son programme New Settings.
À voir : Architectones, Melnikov House, Moscou, janvier — 313 Art Project, Seoul, mars—juin — Architectones, Barcelona Pavilion, avril—mai