Interview Henni Alftan — Archives 2019
En cherchant à fuir l’extraordinaire, la peintre Henni Alftan le retrouve avec cette stupeur de l’évidence. Suspendu, le temps rend à son tour fantastique la simplicité, qui multiplie le minimum par l’infini des variations possibles, qui fait du rien l’essence vibrante d’un tout et au sein duquel sourdent en continu, derrière la familiarité d’un sentiment de déjà vu, derrière le filtre mat de la peinture, les ondes aiguës d’une matière réinventée.
Nous avions rencontré Henni Alftan en 2019 qui revenait alors avec nous sur la genèse de ses compositions magnétiques et nous livre des clés pour en appréhender la complexité.
Guillaume Benoit : Pouvez-vous revenir sur l’origine de votre peinture, votre parcours et votre formation ?
Henni Alftan : Je suis née en Finlande et y suis restée jusqu’à mon baccalauréat. Adolescente, j’avais dans l’idée de voyager à travers le monde. J’avais simplement appris l’anglais et le français à l’école. Or, n’ayant pas été retenue aux Beaux-Arts de Paris, c’est un peu par hasard que je suis arrivée à la Villa Arson, où j’ai pu finir mon premier cycle de formation. Puis j’ai rejoint Paris, où je suis restée depuis. J’aime l’idée d’avoir deux bacs à sable, la Finlande et la France, pour montrer mes œuvres.
La peinture n’était pas alors le médium le plus en vogue. Vous aviez senti, dès l’école, que vous ne vous consacreriez qu’à la peinture ?
Je pratiquais encore plusieurs médiums, notamment de la sculpture peinte, étendue par la tranche, je ne trouvais pas la façon de peindre qui me convenait. J’ai arrêté de peindre aux Beaux-Arts de Paris où il y avait beaucoup plus de peintres. Ce qui m’a toujours intéressée c’est le rapport que l’image entretient avec le médium, avec les matières qui l’incarnent et la rendent visible et palpable, ce n’était pas forcément la peinture. Du coup je me suis posé pendant longtemps la question à l’envers. Peut-être était-ce l’époque, peut-être le fait d’être en France avec Supports/ Surfaces, de tenter toutes sortes d’expérimentations sur le support jusqu’à ce que je me rende compte que, évidemment, le support de l’image en peinture c’est la peinture elle-même, ce n’est pas le support de la peinture. Que c’était à la façon d’appliquer la matière peinture sur la toile qu’il fallait que je m’intéresse.
Certains professeurs auraient pu vous en éloigner ?
Non, même si, quand je faisais mes études, il n’y avait pas eu encore ce grand retour de la peinture. Probablement parce que c’est un médium surdéterminé qui a tant de poids dans l’art moderne jusque dans ses conceptions populaire. Ca ne vient pas de De Vinci, bien plus de Picasso, on entend couramment aujourd’hui qu’une œuvre d’art c’est une peinture à l’huile sur toile. Et je me suis rendu compte que si c’était lourd, c’était pour cela qu’il fallait justement faire de la peinture aujourd’hui. Mais penser différemment ce « faire », le penser d’une manière qui me convienne.
Dès le début, votre réflexion portait donc sur l’image. Quels étaient, à cette époque, les artistes qui vous intéressaient ?
Mes premières peintures étaient beaucoup plus simples, elles ne se contentaient que de quelques gestes au pinceau très large. Au fur et à mesure, les matières et les sujets se sont élargis. Je peux dire que je regardais les images de Luc Tuymans, mais pas tellement sa façon de peindre justement. Mais le questionnement sur ce qu’est l’image était intéressant. Je n’utilise pas, comme lui, de support photographique, ce qui m’intéresse, c’est la construction de l’image, des points et des lignes, des couleurs…. Pour essayer de la réduire à ce qu’elle a de plus simple, pour ne rien y mettre qui ne soit pas nécessaire.
C’est retrouver la peinture comme matière première, comme essence de l’image ?
D’une certaine manière. Ce qui m’intéresse c’est le rapport de l’image à la matière qui l’incarne. Ce qui est particulier, ce qui est flagrant en peinture pour moi, c’est cette capacité du regard à participer de l’interprétation. Toute perception est, quoi qu’il arrive, une interprétation ; notre capacité d’abstraction peut nous entraîner à rechercher une infinité d’éléments dans les images. Il est plus intéressant pour moi de commencer à partir de « rien » plutôt que d’enlever des choses à ce qui préexiste ; il y reste toujours quelque chose qui n’est pas nécessaire.
Mais c’est aussi une manière d’évoquer des histoires ?
Les images que je fais ont souvent la qualité de ramener du « déjà vu », d’évoquer quelque chose de commun, qui n’est pas vraiment nouveau. Si elles ont un intérêt, c’est parce que je m’en souvenais, ça valide l’idée qu’elles existent dans une conscience collective, dans la mienne au moins. Je fais des déductions de ce que je vois, en peinture ou dans d’autres représentations du monde, voire dans le monde lui-même. Pour moi il est plus intéressant de tirer de la perception une règle et de l’appliquer sur la toile plutôt que d’avoir un modèle et le copier.
Et comment retrouver cela sur la toile ?
Il s’agit alors de le réappliquer en construisant l’image. Si l’image m’intéresse c’est qu’elle agit sur nous comme les mots agissent sur nous. Ce n’est pas quelque chose de neutre, c’est peut-être pour ça que je pense que ça peut être une pratique contemporaine. Les images agissent sur nous de plus en plus ; on n’a en réalité jamais d’expérience purement individuelle ou vierge car, depuis qu’on est enfant, on nous propose des possibilités d’interprétations de toutes les possibilités de situations que et, évidemment, on perçoit tout à travers ce filtre. De la même façon que la beauté, les démarches, les façons de parler correspondent toujours aux mœurs d’une époque.
Pourtant, on peut avoir l’impression que le temps, dans vos tableaux, s’échappe de sa réalité ; une certaine fixité émane des corps, il y a quelque chose qui ne serait pas « articulable ». Une fixation onirique en quelque sorte, de l’ordre du rêve, de possible et d’impossible.
Je produis toujours des représentations du monde visible, même si c’est au profit de l’objet tableau, parce que je ne suis pas dessinatrice réaliste. Il n’y a pas de fantaisie, de chose impossible, ce sont quand même des représentations d’un monde visible, qui nous entoure. Quand on simplifie beaucoup une image, on a l’impression qu’elle est là pour nommer et montrer la chose à la fois. La fixité je pense vient aussi du fait de la volonté de faire une image objective, d’où l’usage de tons aussi sont assez mats. La couleur brillante est trop désincarnée pour moi, pour faire une présence haptique. S’il y a quelque chose de vraiment figé dans l’image, c’est ce qui essaye de faire « corps avec », d’être présent.
Vos silhouettes n’en ont pas moins un certain style, elles sont très particulières et racontent en quelque sorte une « lecture » du réel ?
Jusqu’à 2012, je n’avais jamais peint de visages, je trouvais que c’était trop psychologisant et compliqué compte tenu de la manière dont je peignais. J’ai donc réalisé une série en me demandant comment je pourrais figurer le visage humain sans que ça me gêne. Il y a, à l’intérieur, des répétitions mais pas de sérialité. Ce sont des doubles. Mais, comme dans mes images, rien n’est véritablement « particulier » ; ça ne ressemble pas à Paris quand je suis à Paris ni à New York quand je suis à New York, je ne recherche pas des idées spéciales. Je m’intéresse depuis longtemps les estampes japonaises pour exprimer la ligne de contour. Si elle est tendue comme il faut, on n’a pas besoin de modeler, pas besoin de raccourci, elle exprime tout.
Est-ce une manière de chercher une épure dans le prolongement ?
Non, il s’agit sera plus d’essayer de modifier le regard qu’on a sur l’objet tableau sans toucher à l’objet, réaliser simplement un petit déplacement. J’ai l’impression d’avoir quelque chose qui est à moi en peinture. Autant creuser alors dans ce sillon exact ; les travaux artistiques m’apparaissent comme des diamants, cela ressemble à des cailloux informes et, plus on coupe, plus ils se précisent. Je me suis demandé longtemps ce que je pouvais peindre qui soit intéressant « aujourd’hui ». La série que j’avais présentée au prix Emerige s’appelait Modern Life,une référence aux peintres de la vie moderne aussi. Evidemment la figure humaine revient souvent et la nature n’est que peu représentée autrement que comme un motif. La plupart de mes formes considèrent le rectangle à partir duquel elles partent, d’où l’importance des formes géométriques, faites par l’homme donc, au contraire d’une nature par définition moins « ordonnée ». Je la traite comme un motif, par la répétition.
C’est une façon de lui redonner un ordre…
Oui comme un papier peint. Dans beaucoup d’images, la platitude des surfaces est soulignée par un motif ou par une histoire car ce qui m’intéresse en dernier lieu est de mélanger mes perceptions du monde avec des réflexions sur ce qu’est la construction de l’image ou l’histoire de la peinture. Je conçois cela comme quelque chose de personnel, pas seulement comme un discours artistique, les perceptions de l’histoire de l’art me sont pareilles que les perceptions du monde, c’est ma vie.
Le cadre, le découpage à angle droit de l’espace de production est-il un enjeu pour vous ?
Je ne conçois pas le cadre comme un plan pictural mais comme un objet qui est accroché sur le mur, qui est vraiment physique. Je ne pars donc pas de rien, j’ai déjà un rectangle, il prédétermine déjà. Je commence toujours par un croquis très précis de ce que je vais faire alors le cadrage est prédéterminé, l’échelle est décidée et l’ensemble est vraiment pensé d’emblée dans sa totalité.
En ce sens, votre pratique se rapproche-t-elle d’une forme de photographie ?
Oui, comme je le disais l’histoire est de comprendre et de déduire des règles. Il y a beaucoup de règles que la photographie utilise, le cadrage, le flou. Des codes qui m’intéressent. Je dis par la photographie mais en fait je pense qu’il y a beaucoup de cinéma, le gros plan chez Hitchcock par exemple, l’inquiétante étrangeté de Lynch par rapport à ma série de diptyques que j’appelle des Déjà vu qui n’ont pas vocation à être exposés côte-à-côte.
Vous travaillez par séries, par problématiques ?
Pas vraiment , les titres de séries suivent une certaine chronologie en donnant un titre assez vague pour donner un peu d’ordre sur le flux d’images pour savoir pourquoi faire ceci plutôt que cela à ce moment-là mais il y en a plein qui auraient pu faire partie d’une autre série, qui ont des éléments qui répondent à d’autres. C’est une histoire de rangement plus qu’autre chose, pas forcément cohérent, comme un fil d’Ariane mais pas linéaire.
D’où l’importance du hors-champ dans vos tableaux ?
Il y a en effet une part essentielle de suggestion. Cela fait partie de mon intérêt de construction de l’image, on sait très bien que ce qui est le plus évocateur c’est ce qu’on ne voit pas parce que ce qui fait peur c’est ce qu’on ne comprend pas. Ce qu’on ne voit pas, ce qui nous habite le plus finalement parce que cela nous laisse tellement de champs d’interprétation.
C’est une façon d’attirer le regard également, de lui tendre un piège ?
Plutôt de dire « c’est ça le sujet ». Je pense que j’ai une volonté de faire des images efficaces, comme si elles avaient toujours été là, de faire exister quelque chose. Tout l’inverse de léger, de l’éphémère. Moi je suis frontale. Ce qui est important est qu’il y ait une justesse de l’échelle, des proportions, de la matière aussi, des temps d’implication, de la direction du pinceau. Que l’on sente l’intentionnalité sans que les choses soient parfaites, sans quoi on n’a plus cette part du geste humain qui fait que la peinture est un médium assez lourd. Si c’est trop parfait cela peut apparaître comme un détachement, comme par rapport à un objet industriel. Trop de perfection crée une mise à l’écart.
Cette vibration tient-elle au final d’un objet que vous voulez partager avec le regardeur, qu’il s’approprie à son tour ce souvenir qui n’est pas le sien ?
Souvent ce que je décris sont des expériences individuelles mais qu’on a tous ; il n’y a rien de spectaculaire, ce sont des choses banales mais que j’espère avoir les qualités poétique, philosophique, en tant qu’images. Une sorte de tension entre le général et le particulier comme pour un traitement long et rapide pour qu’on comprenne que si c’est long ou rapide c’est intentionnel. Les pièces que je considère bonnes dans mon travail sont celles où existe une tension entre la froideur de l’exécution et l’intimité du sujet. Si c’est trop parfait il n’y a plus de tension. Si tout est comme prévu…