Interview matali crasset
Figure majeure du design en France, matali crasset multiplie depuis une vingtaine d’années les projets qui repensent la place de sa discipline dans le monde de la création. Sans jamais perdre de vue sa pratique initiale, elle trace des perspectives qui aimantent les domaines de l’art, de la sociologie, de l’architecture et questionne, à travers sa production, notre rapport au monde. À l’occasion de sa participation au jury d’Art & Design Lab by Icade, nous avons souhaité solliciter son point de vue, indissociable de sa démarche singulière pour envisager les liens entre design et art contemporain ainsi que sur l’évolution de ce champ de création.
Guillaume Benoit : Pourriez-vous nous indiquer en quelques mots la spécificité de votre démarche de designer, vous paraît-elle singulière et trouvez-vous plus de résonnances avec les nouvelles générations ?
matali crasset : Au-delà de la fonction qui est un minimum syndical, j’entrevois de plus en plus ce métier, à travers les projets que je mène, comme celui d’un accoucheur. Il s’agit de moins en moins de mettre en forme de la matière — de l’esthétique — mais plutôt de faire émerger, de fédérer, d’organiser, autour d’intentions et de valeurs communes, des liens et des réseaux de compétences, de connivence, de socialité. La majorité des projets sur lesquels je travaille mettent en évidence cette dimension de travail collectif et collaboratif. Je pense au projet de la « Maison des Petits » au CENTQUATRE-PARIS, aux maisons sylvestres pour le Vent des Forêts dans la Meuse, à l’école « Le Blé en herbe » à Trébédan en Bretagne avec la Fondation de France, la Dar HI à Nefta en Tunisie ou « Hippomedia » avec l’Atelier Luma à Arles. Il y a donc une dimension de plus en plus locale qui m’intéresse beaucoup. On voit bien que la contemporanéité n’est plus l’apanage exclusif du monde urbain. Bien évidemment, je dessine aussi des objets, mais les objets ne sont ni le centre, ni la finalité du processus de création ; ils en sont une actualisation possible parmi d’autres (une architecture, une scénographie, une exposition…) à un moment déterminé, d’un système de pensée plus vaste.
Votre formation de designer industriel vous conduit à côtoyer des univers très différents. Chaque projet est-il une remise en cause de votre propre démarche ou, au contraire, celle-ci s’affirme davantage dans la diversité ?
Ce n’est pas ma formation qui me conduit à côtoyer des univers différents mais assurément ma démarche dont la colonne vertébrale ne repose pas sur l’esthétique seule. Mon travail appelle ces projets, je n’ai jamais cherché réaliser un hôtel, un pigeonnier, une école, une librairie ou une bibliothèque… La diversité est une nécessité absolue à moins que nous ne rêvions d’espaces normés et standardisés, qui se ressemblent tous, retrouvant les mêmes espaces commerciaux d’une ville à l’autre, d’un continent à l’autre. Et, dans ce vaste maelstrom on pourrait remplacer le mot espace, par centre-ville, art, architecture, vin…
Ces questions et enjeux étaient déjà présents au début de la révolution industrielle, une époque qui m’intéresse beaucoup. Je m’applique au contraire à créer des projets et des expériences « singulières ». Il y a chez moi quelque chose qui me pousse à toujours me remettre en cause. C’est ce qui me fait évoluer et avancer. C’est comme une force intérieure qui m’oblige à aller au bout de moi-même. Les projets se succèdent au gré des rencontres. Ils se ramifient dans de nombreuses disciplines en poussant les limites. À l’inverse d’une fragmentation, ils sont comme portés par une force qui les synthétise et fait naître une lecture transversale. J’aime multiplier les zones d’exploration de nos ressorts domestiques pour en questionner les moindres recoins.
Je ressens également un besoin impérieux de me ménager des plages d’envolées où je peux faire fonctionner mon imaginaire, des plages d’anticipation, des soft-fictions, des petites bouffées d’anticipation pour visualiser le futur… Ou envisager des collaborations, je pense par exemple au film avec Juli Susin, le Voyage en uchronie, salvatico è colui che si salva ou ces projets d’animation que j’appelle des soft-fictions.
Ce sont souvent les expositions qui me permettent de matérialiser ce monde parallèle, comme une sorte de bulle qui s’engendre, une zone de non droit volontaire dans laquelle la création peut s’affranchir et repartir, en quelque sorte, de zéro. D’autant que je ne vois pas la nécessité de transformer l’espace muséal en show-room ou magasin, le musée est pour moi un espace de friction et de fiction. Les soft-fictions sont pour moi une échappée belle, suffisamment virtuelle pour oser, suffisamment réelle pour expérimenter. Une fiction qui advient par l’enchaînement de petites suppositions a priori absurdes et jetées en exemples. Un nouveau regard qui donne une cohérence à la fois à des projets existants très différents (objets, scénographies, architectures) et à des respirations créatives autant que récréatives. Une tentative pour une nouvelle méthodologie…
Depuis quelques années, le monde de l’art contemporain et du design entretiennent une relation complexe, fusionnant par endroits (à l’image de collaborations fructueuses que vous avez-vous-même imaginées) et soulignant leurs différences à d’autres (on pense notamment aux multiples tentatives avortées de sections design sur les foires). Que pensez-vous que ces deux domaines partagent réellement ?
Peut-être serait-il plus que nécessaire de repenser l’histoire de l’art, du design, leurs liens incestueux et arrêter de ressasser des supposés liens ou rapports qui ne sont motivés que par des intérêts économiques croisés. Personnellement je m’engage dans le « faire » et me désintéresse de savoir dans quelle équipe je joue. Je travaille pour les gens dans des projets avec des valeurs d’usage, à la suite de quoi les contextes de ces projets peuvent prendre place ici ou là. Je n’ai aucunement la volonté de me nommer artiste, je jouis pleinement de ma position de designer mais en assume pleinement la part artistique.
Je trouve de réels plaisirs à collaborer avec des artistes : la collaboration avec Peter Halley était par exemple aussi inattendue que réjouissante, je travaille souvent avec Juli Susin et son label Royal Book Lodge ou encore avec Julien Carreyn avec lequel nous faisons des livres et des fanzines à travers notre maison d’édition invisible et domestique, Déjeuner… Ce qui me porte c’est assurément la vie, les rencontres. Dans le monde de l’art, il y a des lieux, des gens qui sont autant des béquilles que des garde-fous qui m’ont permis de penser, de me structurer… Le Consortium à Dijon que je fréquente depuis plus de trente ans en fait partie. Je suis heureuse d’avoir réalisé la librairie des presses du réel et la salle de projection d’Anna Sanders films. J’ai également une relation très forte avec le centre d’art rural Vent des Forêts. Ce sont assurément deux structures atypiques et dissemblables mais qui néanmoins ont nourri des relations fortes avec les artistes de compagnonnage — en posant un travail au-delà du format de l’exposition — et de proximité forte avec et sur le territoire.
Quel rapport le design doit-il selon vous entretenir avec l’art contemporain ? Est-il voué à rester un métier de l’ombre visant à mettre en valeur les travaux ou peut-il s’intégrer plus profondément dans l’essence même de projets artistiques ?
Mon rapport premier est avec la vie. Pour paraphraser Robert Filliou, le design est ce qui rend la vie plus importante que le design.
Tout comme l’architecture, le design semble mettre en avant des projets liés à l’expérience, à l’interaction, en redéfinissant la notion même d’« objet ». Vous-même, dans les scénographies que vous avez conçues, faisiez la part belle à une expérience immersive (ou à tout le moins intensive lorsque l’on pense à votre travail sur le salon de Montrouge) ? Pensez-vous qu’il s’agisse d’une évolution positive du design ?
Il n’y a pas de positivisme en design, il y a des expériences. Les scénographies que j’ai réalisées résultent toujours d’un dialogue avec le commissaire et les œuvres, ou de la connaissance qu’on en a ou pas au moment de la réalisation du projet : car parfois on ne sait rien ! La scénographie de Super Warhol avec Germano Celant au Grimaldi Forum (2003) s’est construite avec une liste précise des œuvres monumentales de Warhol, le Salon de Montrouge était pensé comme une plateforme avec un revendication assumée décalée et un statut d’œuvre à part entière pour la scénographie.
Donc dans mes propositions de scénographie, je navigue entre l’effacement et le parti-pris. Faire des objets et des scénographies, c’est le même type de réflexion, c’est travailler les transitions, les interstices, les fluidités, comme quand on regarde un film et qu’on fait des arrêts sur image.
À titre personnel, comment l’art contemporain influe-t-il sur votre travail et vos recherches ? Des artistes constituent-ils des sources d’inspiration ?
Un de mes moteurs est la curiosité. Sans doute, avant l’art, les sciences sociales sont pour moi un matériel riche. Chaque projet est l’occasion d’approfondir des connaissances. Marc Augé, dans un texte, m’a qualifiée d’anthropologue du design, c’est une définition à travers laquelle je me reconnais. Mon design passe par la fine observation de la vie et des scénarios.
Vous êtes membre du jury « Art & Design Lab by Icade », une formation pluridisciplinaire destinée à penser la ville du futur à travers les spectres du design, de l’architecture et de l’art. Cette transversalité des regards est-elle nécessaire pour appréhender les enjeux des aménagements urbains ?
Les enjeux des villes sont complexes. Il s’agit de maîtriser des équations, sinon impossibles, du moins loin d’être faciles — transport, santé, pollution… -, d’autant plus quand la réduction des fonds publics oblige les villes à repenser les modalités d’aménagement du territoire ; en déléguant directement à des opérateurs privés la mission de penser des espaces publics ou en faisant appel à des fonds de dotation sur lesquels on peut s’interroger. Car en l’absence de véritable commission artistique et d’appels d’offres, pourquoi ou comment des projets soutenus finalement par des initiatives privés aboutissent-ils dans l’espace public ? Est-ce le retour de ce qu’on pourrait appelé le choix du roi ou plus exactement celui du prince ?
Il y a un vide sur lequel il faudra assurément statuer. Car la mise en place de projets dans l’espace public ne doit pas s’affranchir de règles démocratiques. Ces sujets sont néanmoins passionnants et il faut réinventer des dynamiques de ville mais, paradoxalement, réinventer aussi la friche, le terre-plein car la ville, tout comme l’enfant, a besoin d’ennui pour rêver et construire son imaginaire, la ville a besoin d’espaces vierges et de poésie pure. La question des rénovations est aussi un débat passionnant. L’intérêt de prendre part à des jurys, tels que le « Art & Design Lab by Icade »1 tient dans le fait de se confronter, s’intéresser, s’ouvrir à la jeune génération. Je suis convaincue que de tels projets peuvent naître des expériences stimulantes.
Cette collaboration organisée par Icade se passe-t-elle en bonne intelligence ? Comment voyez-vous le rôle de l’art ici ?
C’est un sas nécessaire ou une fenêtre qui peut permettre de faire un pas de côté. J’espère que l’essai sera transformé mais l’énergie et le bon esprit sont au rendez-vous au sein du « Art & Design Lab by Icade ». L’outil est là, les énergies aussi, les volontés.
Selon vous et pour finir (peut-être) sur une note plus ouverte, le design doit-il nous dire quelque chose du monde ou au contraire, s’adapter et proposer des réponses fonctionnelles aux tendances qui s’y font jour ?
Je n’ai aucune leçon à donner, de goût, d’esthétique qui ne sont que des conventions sociales normées. Nous pouvons avoir deux attitudes par rapport à la vie, choisir de se laisser porter et la vie est alors une longue soupe tiède ou décider de jouer le jeu de la profondeur et ouvrir nos horizons. En tant que créateur, prendre position par rapport à ces deux attitudes me semble essentiel. J’ai fait le choix de donner du relief à la vie, le choix de se décentrer pour réinterroger l’évidence et de proposer d’autres dynamiques, en se sentant toujours moteur de ses évolutions et acteur dans ses choix.