Entretien — Thomas Hirschhorn
Insister, répéter, hurler, mettre en scène les mots et les idées, les formes et les formules. Depuis plus de dix ans, Thomas Hirschhorn s’attache avec une énergie aussi joyeuse qu’indéfectible à construire ses formes de lutte au travers d’un combat artistique faits d’installations où se mêlent hommages et détournements, histoire de l’art, littérature et philosophie. Récupération, matériaux pauvres accumulés, systématisés, l’œuvre de cet artiste infatigable organise la rencontre d’une esthétique sauvage et d’une boulimique envie de partage. Cette urgence à confronter le monde autant que le spectateur à son propre regard se trouve toute entière dans Crystal of Resistance, réalisée pour le pavillon suisse de la biennale de Venise jusqu‘au 27 novembre, autant que dans son char Equality Float, présenté à la Douane, galerie Chantal Crousel du 22 septembre au 25 novembre.
Guillaume Benoit : Face à la profusion de votre travail, on se demande quelle est la part d’influences qui émaille vos œuvres. Vous parlez souvent de Marcel Duchamp, en quoi continue-t-il d’être une référence ?
Thomas Hirschhorn : Marcel Duchamp évidemment. Ses entretiens sont incroyablement forts, plein d’esprit, il est vraiment au cœur de la question de l’art. Mais, en dehors même de sa réflexion sur l’art, de sa vie, chacune de ces œuvres est tellement fine, définitive, nouvelle qu’on ne peut qu’être admiratif. C’est un travail qui n’a pas fini de m’émerveiller, de me questionner. Mais il n’est pas le seul, des artistes comme Andy Warhol, Joseph Beuys, Kurt Schwitters, Robert Filliou sont très importants pour moi, d’abord pour leur art, mais également pour leur vie. Ce que je trouve important, c’est de dire que j’aime, que j’aime tout. Je suis artiste, je suis dans l’admiration et dans l’amour.
Cette forme d’amour, c’est un peu celle qu’on voit à l’œuvre lorsque vous vous référez aux penseurs comme Gilles Deleuze, Michel Foucault… Vous les appréhendez de la même manière ?
Tout à fait. Je ne lis pas énormément, je ne suis pas chercheur. Mais je trouve, je choisis des auteurs lorsque je crois comprendre quelque chose qui m’a profondément touché, que je trouve approprié à mes recherches, à ce que je pense. Par exemple, un texte comme « La notion de dépense » de Georges Bataille, dans la Part maudite, ou Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, ça me bouleverse ! Je n’ai pas fait d’études de philosophie, et, parce que j’aime, je peux faire quelque chose qui ne se revendique pas du concept, mais seulement de l’amour que j’ai pour le texte. Il y a une force dans le fait de dire « je l’aime », mais aussi une liberté ; on échappe à l’argumentation, qui me paraît être aujourd’hui un grand problème. Tout doit être justifié, argumenté, « factualisé »… L’angle de ces philosophes est une bonne façon d’y échapper.
Mais le choix de Deleuze, Foucault et Spinoza n’est pas anodin, eux qui développent une philosophie du devenir, de la différence ou de la libération. Vous voyez un lien entre eux ?
Cela me touche, donc il y a un lien. En réalisant une petite pièce appelée Philosoph Galaxy, j’ai compris que ce qui me touche dans la philosophie, c’est ce philosophe qui travaille son concept, qui a une idée et la poursuit. Sans lui, les autres philosophes sont là aussi, ils travaillent. Seulement, ce philosophe ajoute quelque chose de nouveau : une autre lumière, une autre dynamique. Cette galaxie est pleine d’étoiles, mais si une étoile n’est pas là, ce n’est pas grave en soi. Seulement, sa présence tisse des liens avec une autre, plus lointaine. Il en va de même pour l’histoire de l’art. On pourrait même vivre sans Mondrian. Il a évidemment apporté une lumière extrêmement forte, mais d’autres aussi. Je me positionne de la même manière, je veux créer une étoile qui brille le plus fort possible. Je ne suis pas là pour comparer les philosophes entre eux, je suis là pour être ébloui, pour être pris dans la force centrifuge d’une étoile, m’en libérer et en découvrir d’autres dans cette galaxie des philosophes. Les liens que je peux tisser sont très formels et liés à moi.
Vous me disiez vous méfier de l’argumentation. Comment voyez-vous vos œuvres par rapport à ces philosophes, plutôt comme un hommage ?
Absolument, je ne pourrais pas faire cela dans une attitude critique. Un hommage et une sorte de joie que je veux partager. Lorsque j’ai fait 24h Foucault, c’était évidemment un hommage à Foucault mais, au-delà, un hommage à la pensée, à tous les gens qui réfléchissent, qui pensent mais aussi qui lisent, qui ont besoin de la philosophie. C’est quelque chose de très beau chez l’être humain, cette possibilité de se trouver en confrontation avec ce qu’il ne comprend pas. La philosophie, tout comme l’art, peuvent précisément offrir cela. Car la question n’est pas de faire comprendre ou d’être compris, c’est le contraire : il s’agit d’être en contact avec ce « quelque chose » qu’on n’a pas encore compris. Je ne cherche pas à convaincre l’audience du bien-fondé de la pensée de tel ou tel philosophe, je veux plutôt réaliser un événement qui active la pensée propre à la personne.
À l’heure où l’on ne parle que d’interactivité dans l’art, on pourrait penser que la confrontation et la dimension expérimentale de votre œuvre redéfinit ce que peut être une véritable interactivité…
Ce terme est en effet utilisé de manière très discutable, il attend quelque chose de la part de l’artiste, comme si l’on devait faire bouger les gens. Ce qui est une grande erreur. Quand je vais au musée du Louvre ou dans une église, que je vois des tableaux classiques, je suis actif, ces tableaux ont la capacité d’activer. L’« interactivité », c’est un terme qui n’est pas assez proche de ce que peut l’œuvre d’art. Car une œuvre peut faire réfléchir, et cette activité, elle, ne peut pas être mesurée. J’ai toujours voulu, avec mon travail, impliquer les gens, grâce à mes formes, mes couleurs, le thème, ou par ma présence même, voire par la possibilité de prendre part à la production. Ce qui est important c’est l’implication, et cela doit se jouer dans chaque œuvre.
Encore une fois avec Equality Float, cette implication du spectateur est tangible. Comment est née cette pièce ?
D’une part, il y a ce livre, Le Maître ignorant de Jacques Rancière, qui développe une idée magnifique de l’égalité. Je pensais que c’était un personnage à inventer et j’ai décidé, en 2008 de faire un travail avec ce terme d’ « égalité ». Et j’ai trouvé là l’occasion d’intégrer les éléments développés avec Marcus Steinweg dans un travail précédent, la Map of Friendship between Art and Philosophy où nous avions déterminé les dix termes sur lesquels, lui philosophe et moi artiste, étions complètement d’accord. Par la suite, on a ajouté des termes négatifs qui, eux, sont rayés. On a fait cette « Map » ensemble mais ici, c’est mon travail. Je lui ai demandé d’écrire un texte pour cette thématique, l’égalité, qui ferait partie intégrante de l’œuvre, qui vivrait sur le char présenté ici. Un texte dont j’ai fait ce que je voulais, je l’ai découpé, affiché et je le distribue en feuilles volantes. On appelle ça le travail dans la « responsabilité non-partagée »
Pourquoi réactiver cette pièce de 2008 aujourd’hui ?
En France est écrit sur tous les frontons des immeubles officiels ce mot « Egalité ». Ce n’est pas lié à une actualité spécifique, mais c’est toujours d’actualité. C’est un combat de tous les jours et de tous les instants, qui commence avec moi-même. C’est quelque chose de très important pour moi, l’égalité en tant que telle.
Pourquoi un char ? C’est une structure que vous vouliez mobile ?
Le char doit défendre une cause, supporter les troupes… Il s’agit de quelque chose qui se transporte, qui est fait pour un bref instant. Il porte en lui ce côté un peu incertain des déplacements, on le tire ou on le pousse. J’aime aussi ces matériaux avec lesquels les gens font des chars et qui sont les mêmes employés ici. C’est une forme intéressante pour parler de ce grand terme qui devrait être inné et universel. Mais je ne l’ai pas pensé mobile, j’aimais l’idée de le transposer hors de la rue, d’abord dans un musée puis dans une galerie. Prendre la forme extérieure pour proposer la même vision en arrêt. Je ne voulais pas aller dans l’anecdote, c’est vraiment le terme qui m’importe ici, l’égalité.
S’attaquer à un concept aussi large que l’égalité, ça ne vous fait pas peur ?
Non, je n’ai pas peur, pourquoi j’aurais peur ? La peur, je pense qu’en tant qu’artiste, ce n’est pas quelque chose que l’on doit avoir. J’ai confiance en mon travail parce que malgré les erreurs possibles, j’espère qu’il existe. Je ne fais pas d’erreurs intentionnelles, mais un travail doit « supporter » les manquements. Il s’agit d’un travail d’art, pas d’un travail de concept, et d’abord de donner des formes à cette idée de l’égalité, d’où l’importance de son titre Equality Float. Je n’ai pas peur parce que je le ressens comme ça moi-même, je dois tous les jours me convaincre de cette pensée de l’égalité, que j’affirme par ailleurs, et que je dois retrouver dans tous mes actes. C’est pour cela que je ne fais pas ça avec peur mais avec joie.
Encore une fois, vous utilisez le scotch et des matériaux pauvres, comme si vous développiez une esthétique du précaire ? Comment la voyez-vous ?
C’est une esthétique qui insiste sur la non-plus-value des choses elles-mêmes, leur côté non-intimidant, mais aussi sur la possibilité d’employer des éléments vus dans d’autres occasions. Chaque fois, je réfléchis à la possibilité qu’un matériau puisse faire un lien avec un autre matériau, une autre couleur ou une autre forme dans un autre univers, pas seulement dans l’art. Lorsque je dis « j’aime le Scotch », ce n’est pas simplement en tant que matériau, j’aime la décision de travailler avec du Scotch, d’être fidèle à un matériau pour lequel je me suis décidé, quitte à faire face aux critiques. J’insiste avec ça et je suis heureux de voir que mes matériaux ne sont jamais « gonflés » par une technique, c’est toujours du fait-main. On a travaillé de la même manière que ceux qui font des chars pour le carnaval. Cette notion du précaire est important ; la durée limitée, qui n’est pas simplement de l’éphémère, tout cela parle de l’urgence, de la nécessité, et pas simplement de la finalisation parfaite. L’œuvre ne doit pas répondre qu’au critère de qualité mais au critère d’énergie.
Vous avez justement écrit dans votre projet pour la biennale de Venise 2011 que la beauté était différente de la qualité.
J’ai essayé d’expliquer que la beauté arrive par la panique, ou plutôt dans une situation d’urgence et de nécessité, dans la précipitation, lorsque les choses ne sont pas réfléchies jusqu’au bout. C’est cela qui crée de la beauté. Mais la panique est difficile à soutenir, ce n’est pas un jeu ; je dois m’y confronter et seulement après j’ai un espoir que mon travail soit quelque chose de nécessaire et de juste qui touche à la beauté.
Dans le texte de présentation de cette œuvre, vous encouragez à libérer l’espace pour laisser advenir du nouveau. Immanquablement, cela fait penser au destin malheureux de votre installation Deleuze Monument dans l’espace public, vandalisé, ou au Théâtre précaire incendié à Rennes. Comment vivez-vous cette possibilité de la destruction ?
Cela fait partie de l’expérience artistique. C’est toujours ma faute évidemment, en tant qu’artiste, parce que je n’ai pas assez réfléchi à quelque chose. Ce n’est pas ma faute de me confronter à une réalité difficile, mais, si je n’ai pas pensé à tous les paramètres avant, il arrive quelque chose qui est « destructif » entre guillemets car je peux être déçu, découragé, être en colère contre moi-même, seulement cela permet de comprendre qu’il faut agir. Donc j’ai lutté, par la suite, pour avoir les moyens d’être sur place. Au final, j’ai dû trouver la possibilité de faire en sorte que cette destruction n’ait pas lieu. A Rennes, c’était ma responsabilité aussi. Maintenant j’ai l’habitude, il n’y a pas de raison d’être très en colère. Mon travail était consciemment mis dans l’univers d’autres, alors j’ai répondu en refaisant sur place mon Théâtre précaire avec des habitants et plus rien n’est arrivé. Parce que nous, les artistes, sommes les rares à pouvoir nous risquer à ce genre d’entreprises. Je ne veux pas cultiver cet éloge de la destruction, ce serait cynique, mais ça fait partie des erreurs que mon travail doit surmonter. Certains ont pensé qu’il s’agissait de provocation mais non ; c’est simplement un contact avec la réalité. J’en ai payé le prix et pourtant je n’en ai que des souvenirs merveilleux.
Cette mission, pratiquer votre art et l’emmener à la rencontre est proche de votre démarche en général. Vous refusez le label artiste politique auquel vous répondez : « faire de l’art politiquement ». Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Justement, c’est être prêt à payer le prix pour. Faire de l’art politiquement c’est se risquer à aller au-delà de la peur. Je poursuis ma mission, je travaille, personne ne peut le faire à ma place. Mais c’est aussi dans les matériaux et dans les thèmes ; si je choisis de parler d’égalité, c’est politique. On peut dire que c’est un peu plat, mais je l’assume. Ce n’est pas de la politique politicienne, ce qui est politique c’est de décider et de maintenir sa décision, d’insister. Oui, ce que je fais ressemble à la dernière exposition, mais le choix politique c’est de continuer coûte que coûte. L’art politique enferme alors que moi j’essaie de faire quelque chose d’ouvert, où les gens peuvent s’impliquer par tous les biais que je leur offre.
Il y a ce très beau mot de Deleuze qui, à propos de Godard, évoque le fait qu’ « avoir une idée, ce n’est pas de l’idéologie, c’est de la pratique ». Vous qui revendiquez une façon politique de faire de l’art, partagez-vous cette vision de l’idée comme mise en pratique ?
Quand on est artiste, on peut vouloir faire quelque chose de grand, changer le monde, et après, c’est là, on se trouve un peu idiot… Mais ce qui est important, et c’est pour ça que cette phrase est très belle, c’est de soutenir, sans idéologie, ce sentiment d’être ridicule. Le soutenir et rester malgré tout debout. Petit à petit, on sent qu’on ne l’a pas fait pour rien, il y a quelque chose qui est de l’ordre du gracieux dans tous ces côtés ridicules. Pour ma part, je les assume complètement, c’est certainement lié à mes matériaux, qui ne créent pas quelque chose de très élégant ni de très gratifiant. C’est plutôt cruel pour moi, mais là-dedans il y a cette pratique qui est irremplaçable. C’est pour ça que définitivement je suis partisan de la production, de la vertu du travail.