Lakwena Maciver — Galerie Mariane Ibrahim
Pleine d’une spiritualité qui renverse les attendus pour détourner les rapports de force en confrontant la masculinité à son besoin de réconfort, Lakwena Maciver s’empare à la galerie Mariane Ibrahim de l’image du barber shop pour réinventer un espace protégé où couleurs et mots s’unissent en une installation totale, festive, audacieuse et fédératrice.
Artiste britannique née en 1986 et diplômée du London College of Communications, UAL, Lakwena Maciver épand depuis le début des années 2010 une esthétique pop rétrofuturiste bigarrée en inscrivant dans des contextes aussi différents que des centres d’art, bâtiments et lieux publics, usines, magazines, courts de basket-ball ou affiches (et notamment celle du Montreux Jazz Festival 2025). De la diversité des supports qu’elle investit et la variation d’échelles qu’elle exploite, c’est bien la cohérence et la persévérance d’une entreprise de fantaisie radicale préoccupée d’une réinvention de la mythologie, de discussion avec l’espace public et d’accompagnement à la joie qui résonnent dans cette démarche aussi ouverte que pleine de questionnements.
Ne se noyant jamais dans les codes éphémères d’un monde de la mode et de la communication qui l’ont facilement adoptée, sa recherche esthétique, basée sur le mot et dirigée vers une célébration positive des sujets qu’elle aborde permet à son travail d’enfoncer chaque fois une pointe émotionnelle d’une efficacité redoutable dans la chair de la critique. Elle rend à travers ses superpositions et ses juxtapositions de formes une portée virtuose et ornementale aux arts populaires de la communication qui embrasse tous les champs de la création visuelle et spatiale. Du grand public à l’histoire de l’art, sa confrontation des courbes et des lignes droites, renvoyant autant aux souvenirs d’inventions lexicales popularisées par la diffusion en masse qu’aux esthétiques africaines1, aux accroches rutilantes de devantures de magasins qu’aux expérimentations d’art moderne et d’architecture avant-gardiste, l’art de Lakwena Maciver se mêle d’artisanat populaire et fédère car son objet est d’abord de célébrer la fédération.
Et cette exposition personnelle présentée à la galerie Mariane Ibrahim, la première de l’artiste à Paris, perpétue cette mise en scène de la joie et de l’attention en nous accueillant, sous un déluge de couleurs opportunément apposées du sol à l’escalier majestueux de la galerie en passant par les cimaises, au creux d’un espace célébrant le soin et, usant du seul champ visuel, une singulière écoute. Avant même tout discours ou tout mot, c’est une main stylisée qui, érigée au mur, nous enjoint à une forme de lâcher-prise réconfortante ; ici, la charge de la responsabilité est partagée. Une mutualisation et une mythologisation du geste qui sont au cœur de la profondeur de cette exposition, entre abandon à l’autre et confiance en sa main.
Le barbier, figure symbolique d’un renversement toujours possible du pouvoir, l’employé-servant tenant en joug le commanditaire-maître sous la lame d’un rasoir, devient, au fil des temps, le récipiendaire de l’histoire de sa communauté. Voyant défiler dans son salon les générations successives d’hommes, il les apprête autant qu’il les écoute, leur apprend autant qu’il en apprend. Là, les symboles durent et les affiches, panneaux manuscrits ou peintures illustratives marquent durablement les esprits de clients dont les regards se fixent de longs moments sur le décor. Dans ce temple de la masculinité, une esthétique du soi se forge et, à rebours d’une virilité dominante et indépendante s’établit une constellation de liens, de soins et d’attentions procurées par un autre pour une image que l’on enverra aux autres. Cette masculinité divinisée rendue, par l’artiste à sa fragilité essentielle, son besoin d’attention.
Une radicalité inattendue qui émerge derrière l’audace indéniable de cette esthétique festive et chatoyante où les angles aigus coupent des courbes chaleureuses, où les contrastes absolus sont désorientés par des dégradés reposants. Lettres et mots sont autant d’étapes de chemins qui s’emparent de l’espace avec une véritable réussite plastique, tout entière tenue dans un équilibre fécond entre monumentalité et dépouillement. De fait, le parcours respire et installe une alternance concrète de pleins et de vides. Dans ce vortex, l’image devient reine d’une perspective et d’une ligne de fuite totalement réinventées par l’artiste.
Pris entre les mailles de cette confrontation positive, le visiteur se voit entraîné tout entier dans un imaginaire qui le déborde, sans l’écraser. La frontalité de l’installation magnifie ainsi la question de la fragilité ; fragilité de l’homme face à son image, face à la volonté de la modifier, face à sa tête même, ce « chef » qui constitue pour l’artiste « le lieu de ses rêves », comme de celui de son péril, sur le fil d’un rasoir qu’il confie à d’autres.
En plus de questionner cet homme, elle agit directement sur la manière dont il déraille, dont la charge historique lourde qui vibre en sous-texte est immédiatement renvoyée à une réponse en acte. Cette installation totale, émaillée de messages et de calmes projections laisse ainsi toute liberté au public ; à lui d’y projeter ses besoins de changement et de conformité. Le miroir, largement utilisé dans les tableaux, n’a en cela rien d’innocent ; se révélant par fragments, nos visages s’y découpent comme à la croisée de toutes ces histoires, passées et à venir, intimes et universelles que l’artiste réactive.
Réussite plastique et conceptuelle, cette présentation enthousiasmante offre une fenêtre renversante aussi accessible qu’elle creuse des accès entre les mondes ; poussant le vertige jusqu’à la spiritualité et le réconfort métaphysique de la divinité, figure d’apothéose présentée comme l’acmé de l’exposition enjoignant à l’abandon total dans un performatif « I’m in your hands ». À moins que toutes les mains du monde ne permettent à la spiritualité de se passer de distinction de plan.
1 « I’ve always been drawn to a Ugandan/African/’Black’ aesthetic as some kind of way of forming and understanding my identity. It’s something I consciously try to bring out in my work. » Interview de l’artiste pour Metal Magazine
Exposition Lakwena Maciver, I’m in Your Hands, galerie Mariane Ibrahim, du 25 janvier au 29 mars 2025, 18, avenue Matignon, 75008 Paris