Pauline-Rose Dumas — En questions
Questionnant la vie secrète des espaces qu’elle investit, Pauline-Rose Dumas agence les contrastes en usant de matières et de formes ambivalentes où la raideur du métal, son matériau de prédilection, s’étire et s’étiole dans la tension d’une lutte contenue mais continue. Jouant du plein et des vides, des boucles et des déliés, ses compositions imposent leur morphologie scripturale au sol comme sur les murs pour réinventer à sa manière les fragments de narrations silencieuses.
Comment en êtes-vous arrivé à l’art et quel a été votre parcours jusqu’ici ?
Je suis artiste plasticienne, née en 1996 à Paris. Je vis et travaille à Montreuil. J’ai d’abord suivi une formation en design textile au Chelsea College of Arts (2016-2019), puis, après un passage dans le monde de la mode (Hermès, 2019), je me suis installée à Berlin pendant quelques mois (2019-2020). C’est là-bas, en résidence au Berlin Art Institute, que j’ai réellement commencé la sculpture. Je suis arrivée dans l’espace vide de l’atelier qui m’avait été alloué dans une banlieue nord-est de la ville, sans outils et sans véritable projet. J’ai observé cet endroit qui changeait chaque jour : la poussière s’accumulait, l’espace respirait. Il est devenu un paysage organique et mental où une palette de manutention en bois laissée dans un coin, une aiguille minuscule oubliée au sol devenaient des événements et modifiaient la dynamique de l’espace. Cette expérience a révélé en moi un fort désir de travailler avec la spatialité, la matière et les dimensions psychiques que l’atelier peut prendre. À mon retour de Berlin, j’ai intégré l’École des Beaux-Arts de Paris pour un master dans l’atelier de Tatiana Trouvé, où j’ai obtenu mon diplôme avec les félicitations du jury en 2022. Depuis 2022, j’ai été en résidence à la Cité Internationale des Arts à Paris pour un programme avec la Banque Européenne d’Investissement (BEI, 2022), et l’année dernière j’ai habité quelques mois à New York pour une résidence à la NARS Foundation (2023). Je suis représentée depuis début 2024 par la galerie Anne-Laure Buffard à Paris.
Comment définiriez-vous votre pratique ?
Je travaille principalement le métal, par la technique de la forge, le textile et le dessin. Je les assemble pour créer des installations où la notion d’atelier, de quelque chose en cours de création, prend vie. Je suis attirée par les distorsions de la réalité, par les objets du quotidien qui, sous une observation continue, deviennent des entités, des objets porteurs d’univers imaginaires et poétiques. J’aime la redondance des outils que j’utilise, observer ce qui passe entre mes mains. Mes sculptures en fer forgé s’inspirent de ces outils — ciseaux, aiguilles, stylos — qui, amplifiés et passant de l’échelle du corps au gigantesque, peuplent mes installations. La notion d’écriture et de dessin est très présente dans mon travail spatial ; le fer forgé est une ligne, un dessin en trois dimensions qui définit l’espace comme une longue phrase. Mon travail comporte également une dimension imagée : je travaille le tissu en assemblages à grande échelle d’impressions photographiques. Ce procédé me permet de reconstruire des souvenirs, qui apparaissent de manière très vive.
Quel impact cherchez-vous à provoquer sur le spectateur ?
Je m’intéresse aux processus créatifs et aux lieux où ces moments d’alchimie se produisent, dans l’atelier de l’artiste mais aussi dans tous les fragments de la vie quotidienne, toutes ces tables de travail sur lesquelles une pensée s’invite. Je souhaite développer cette idée d’atelier nomade, qui peut prendre diverses formes et se manifester également par la parole. Un titre d’une œuvre de jeunesse de Mike Kelley m’habite : Energy Made Visible. Cette idée de rendre visible, par la plasticité de la matière, un flux d’énergie et d’émotions, afin de donner des indices, des traces et de créer, par l’installation, des mondes habités. Il existe pour moi une porosité entre les techniques utilisées et l’énergie du travail, de la pensée qui s’y agglutine, donnant aux sculptures une dimension vivante, presque organique.
La pratique de l’exposition a-t-elle modifié votre manière de travailler ?
Certains lieux, certains projets ont changé ma perception de l’espace. Je pense par exemple à une exposition que j’ai réalisée après ma sortie de l’École des Beaux-Arts, In Vivo, dans un espace d’exposition de la Cité des Arts avec pignon sur rue. J’avais choisi d’orienter l’exposition vers la façade vitrée et de ne pas ouvrir l’espace, qui était devenu une vitrine avec un seul point de vue. L’installation n’avait ainsi pas vocation à entraver une déambulation imaginaire. J’ai pu disperser des tissus au sol, les dérouler, et ainsi décupler la matérialité de mes sculptures.
Donnez-vous toutes les clés de compréhension ou ménagez-vous des zones d’indétermination dans votre œuvre ?
Pour moi, les deux fonctionnent main dans la main. J’essaye de donner des clefs de compréhension au spectateur, de laisser des indices, mais je laisse également des zones d’ombre, pour que chacun puisse s’approprier mon travail. Cela vaut aussi pour moi-même, afin que la sculpture ne soit pas figée et que son sens continue d’évoluer. Au cours de cette année, j’ai participé à l’édition 2024 de Vent des Forêts, un centre d’art contemporain à ciel ouvert situé dans une forêt de la Meuse. J’y ai réalisé trois sculptures monumentales et pérennes en acier forgé, qui ont trouvé leur place le long d’un des chemins et ont été inaugurées en juillet dernier. Ces sculptures reprennent la forme d’un empilement de bobines, suivant la même logique d’accumulation et de mouvement ascendant que les cairns, ces amas artificiels de pierres que l’on trouve le long des sentiers de randonnée. Mes pièces, en acier forgé, se détériorent avec le temps : la rouille s’installe, et elles finiront par s’éteindre dans la forêt. Ici, dans la forme, j’ai laissé une zone d’indétermination : ce que vont devenir physiquement les sculptures dans la forêt. Ainsi, à mesure que la forme change, leur sens évolue et prend une autre dimension.
Quels projets pour les mois à venir ?
Je reviens tout juste de la résidence ArtMessiamé à Lomé, au Togo. J’y ai travaillé pendant 15 jours, en collaborant et en apprenant des techniques de textile et de teinture locales, comme le batik. Une exposition de restitution de résidence, aux côtés des autres artistes de l’édition 2024, aura lieu début février à la galerie Immanence à Paris. Je prépare également une exposition personnelle à la galerie Anne-Laure Buffard à Paris, qui aura lieu à l’automne prochain et se déploiera sur plusieurs lieux.
Quelle(s) exposition(s) en cours nous conseilleriez-vous ?
Total de Martine Syms à Lafayette Anticipations (commissariat de Rebecca Lamarche-Vadel) ; Arte Povera à la Bourse de Commerce (commissariat de Carolyn Christov-Bakargiev) ; Olga de Amaral à la Fondation Cartier (commissariat de Marie Perennès) ; Correspondances. Lire Angela Davis, Audre Lorde et Toni Morrison au Crédac (commissariat d’Elvan Zabunyan et Claire Le Restif) ; The Unmanned de Fabien Giraud et Raphaël Siboni aux Tanneries (commissariat d’Éric Degoutte).