Cerith Wyn Evans — Galerie Marian Goodman
La galerie Marian Goodman accueille jusqu’au 28 juillet l’immense artiste gallois Cerith Wyn Evans qui développe depuis plus de trente ans un art conceptuel exigeant, érudit et pas moins perclus d’humour et d’un sens aigu du ludique.
Cerith Wyn Evans — As if, seeing in the manner of listening...hearing, as if looking @ Marian Goodman Gallery from June 6 to July 28, 2017. Learn more Pour l’exposition As If, Seeing in the Manner of Listening… Hearing As If Looking Cerith Wyn Evans déploie trois installations d’envergure qui sont autant de moments d’un argumentaire qui s’attaque à la confusion des sens. Un malicieux « comme si » qui nous place immédiatement en position de jeu, de distanciation du réel. Comme l’évoque alors son titre, l’exposition s’attache à démonter les barrières étanches des modes de la sensibilité pour tenter de les fondre en une expérience totale de décentrement des sens : « Voir comme on écoute, entendre comme on regarde ». Ce chiasme poétique et psychologique tient lieu de manifeste et Cerith Wyn Evans va s’attacher dans cette exposition à dépareiller les signes, à confondre les sens jusqu’au vertige. Car il est proprement question ici de traduction, de passage d’un sens à l’autre à travers le concept de synesthésie, cette association essentielle de deux sens dans la perception d’un phénomène. Un mélange des genres qui est également une altération du rapport au monde. En ce sens, ses pièces tendent à véhiculer, dans leur identité, une multitude de percepts qui tendent à se confondre. Mais, derrière l’érudition, Cerith Wyn Evans sait aussi faire preuve d’une certaine forme de désinvolture, d’amusement et de légèreté le cadre essentiel de sa pratique. L’espace d’exposition devient son propre studio, imposant également une part d’improvisation typique de la musique qui joue ici une place prépondérante.Reprenant dans un premier temps le lustre, objet fétiche de son œuvre mais pas moins abhorré par l’artiste, il présente deux suspensions monumentales qui s’illuminent au gré de la partition musicale diffusée dans la pièce. D’emblée donc, derrière la « superbe » de ces joyaux d’artisanat dont on prend grand soin de préciser qu’ils sont constitués de verre soufflé de Murano, Cerith Wyn Evans déjoue les attentes en brisant leur fonction principale. Loin de la belle harmonie idéale de l’intérieur bourgeois, ces deux lustres encombrent l’espace, empêchent la progression et leur scintillement imprévisible perturbe la vision et l’esprit. Qu’est-ce que ces objets de décoration, à travers leur clignotement disparate, veulent nous dire ? S’agit-il de morse, d’un bégaiement électrique, d’un dialogue entre machines ?
Piège déceptif de l’esthétique, cette ambiguïté d’une installation incontestablement riche d’ornements qui lui confèrent une efficacité plastique redoutable est précisément une partie essentielle de la confusion des genres et des signes organisée par l’artiste, qui n’hésite pas à prendre à rebours le visiteur pour l’emmener au-delà du « signe extérieur » de la beauté. Ce symbole du paraître devient ainsi un élément autonome émancipé de sa tutelle habituelle ; le lustre se fait vecteur de langage menant une vie propre et n’assurant son rôle que lorsque cela lui chante, ou plutôt lorsque cela chante en lui puisque son activation dépend de la bande-sonore interprétée par l’artiste lui-même.
Au sous-sol, une phrase inspirée de Michel Foucault formée de lettres en néon s’étale à même les quatre murs de la pièce. Renvoyant à la nature même de sa composition, le gaz d’éclairage, cette réflexion souligne l’impossibilité de fixer, malgré la valeur admise du langage, le sens de mots ainsi présentés. Comme animés d’une vie intérieure, ils semblent, selon l’artiste à la suite du philosophe, contenir en eux la menace de leur propre transformation, de leur propre extinction. Que dit encore en effet une enseigne lumineuse éteinte dans la nuit et quelle valeur consacrer à son sens lorsqu’elle n’assure plus sa fonction informationnelle ? Un questionnement en forme de remise en cause de la fixité du langage souligné par l’impossibilité d’embrasser même ce court texte d’un seul regard puisqu’il continue de courir dans notre dos à mesure que l’on progresse dans la salle. Plus encore, quinze panneaux de verre, au centre de la pièce, découpent l’espace et transforment l’agencement des lettres pour en perturber la forme. La phrase se voit ainsi transformée et le verre en empêche ou en multiplie les lectures, nous invitant à un voyage narratif, une sorte de déplacement au fil du texte qui invente un mouvement qui se lirait à l’aune d’une écriture spatiale. Embrassant tout à la fois la philosophie, la poétique et l’esthétique, cette lecture fragmentée et dispersée dessine des motifs inattendus qui dépassent le langage pour se faire figures, absconses ou littérales selon l’ensemble perçu. En ce sens, lecture, architecture et déplacement se confondent en un flux qui répond au gaz répandu dans les lettres affichées au mur pour révéler l’espace comme reflet d’une logique de l’écriture, qu’il s’agisse d’un texte ou de la partition composée pour l’installation précédente.
La dernière salle présente, sous la superbe voûte de la galerie, une machine qui reprend les codes de l’instrument musical mais qui n’en est précisément pas un. Si elle émet des sons et des notes, elle ne peut être « utilisée » directement et déjoue donc les codes l’« instrument » pour constituer un étrange agencement de tubes activés à distance et à contretemps. Organique, cette machine en suspension distille son propre « souffle » à travers les tubes de cristal pour composer une alliance de sonorités inédites. Une fois encore, l’artiste parvient à instituer un jeu, dans les multiples occurrences du terme, sur le son et la lumière.
Ses machines vivent et se vivent littéralement, il faut les côtoyer un certain temps pour découvrir leur fonctionnement, mais surtout leur intense respiration. Immobiles, elles surprennent en prenant « leur » temps et en imposant leur propre rythme. Le visiteur, impuissant se voit ainsi confronté à un langage secret ou à une possible tentative de communication qu’il parvient à percevoir mais pas forcément à entendre. Extra-terrestre face aux vestiges de sa propre civilisation, il est plongé, par la force des choses, dans une invitation à une méditation qui, si elle exige sa présence, ne fait pas de lui le centre du dispositif.
De cette proposition resserrée mais dense à la galerie Marian Goodman naît un parcours en forme de jeu érudit entre technologie, recherche, esthétique, histoire de l’art. Les questions de traduction et de translation se font principielles, provoquant un constant décalage de ses œuvres qui, en puisant dans la culture musicale, littéraire et philosophique, insèrent autant de crevasses qui détournent l’attention et interdisent une compréhension rationnelle globale. Cerith Wyn Evans sature l’espace de signes pour encourager in fine à une appréhension différente de l’œuvre d’art, seule production à même d’imposer une perception unique qui emmêle les sens et, dans son exigence, engage qui s’y confronte pour lui tendre par là un miroir kaléidoscopique de sa liberté.