Critical Dictionary — Galerie Gagosian
Autour de la figure de Georges Bataille, la galerie Gagosian propose jusqu’au 28 juillet une exposition exceptionnelle regroupant des artistes majeurs des XXe et XXIe siècles mais aussi des chefs-d’œuvre de l’histoire avec la présentation de Guido Reni, Kandinsky ou Paolo Schiavo.
« Critical Dictionary — In Homage to Georges Bataille », Gagosian Gallery du 1 juin au 28 juillet 2018. En savoir plus Sous l’influence du regard oblique que prônait Georges Bataille qui, dans son dictionnaire critique, faisait de l’association de termes, de l’agrégation des images une méthode de création sauvage et de révélation de nouveaux sens, Critical Dictionary, in Homage to G. Bataille joue la partition d’une rencontre d’œuvres fortes en imitant l’exigence de liberté de Georges Bataille. Issus de la revue Documents, les entrées du Dictionnaire critique furent rédigées au fil des mois par Bataille et ses amis (parmi lesquels Michel Leiris) à la fin des années 1920 avec un sens de la dérision et de l’érudition qui trouve aujourd’hui un reflet volubile, même si bien plus sage, dans la présentation éthérée de la galerie Gagosian. La férocité, l’animosité et la poétique de l’urgence constituèrent alors un exutoire aux allures de programme d’un monde et d’une société que chaque entrée, chaque mot envisagé dans une perspective de lutte exhortait au réveil contre un idéalisme anesthésiant. Loin de la succession de définitions attendue, le dictionnaire fut la tribune pour une déconstruction de la notion fixe, préférant à leur « encagement » au sens une libre vie des mots, une intensité dont l’actualité continue aujourd’hui de résonner avec force.Entremêlant les époques, les médiums, les histoires fantasmées ou véridiques, les pièces présentées dans l’exposition qui lui rend hommage entrent en écho pour développer une multitude de dialogues où sourd une lecture singulière du monde et de la société. Lui-même largement empreint d’une ouverture fondamentale de l’art aux affects de la vie, aux soubresauts des sociétés modernes, aux passions éphémères d’une vie qui se consomme autant qu’elle se consume, l’art américain du XXe siècle trouve ici un espace d’expression à sa hauteur, aussi ambitieux et précis intellectuellement (comme pouvait l’être Georges Bataille) qu’aventureux et ouvert dans ses références, renversant les cadres de l’art pour y glisser, par la force, un furieux désir de vie. D’entrer en vibration avec toutes les vies, celles qui se frottent à l’art comme celles qui s’y piquent, celles qui le dénigrent comme celles qui n’en ont aucune connaissance. Duane Hanson se voit ainsi accolé à une œuvre de Magritte et de Kandinsky, explorant la représentation figurative où l’étrangeté du réel se révèle dans un duplicata inquiétant à travers la matière artificielle quand le peintre belge nous plonge dans l’abstraction léchée et allégorique de l’angoisse. Une ouverture qui nourrit les perspectives du minimalisme de Donald Judd qui, confronté au baroque d’un Guido Reni, impose sa geste de l’économie, sa transition définitive vers une spiritualité délestée de ses frontières imaginées par un christianisme triomphant, se nourrit d’une multitude de cultures et de traditions, de réflexion et d’une invention qui fait la part belle à la différence. Untitled nous renvoie à l’absolu, le rien et le tout qui cohabitent dans cet « objet » qui ne ressemble à rien. Rompant radicalement avec la tradition du sublime, il fait vivre les couleurs pour ce qu’elles sont, l’intégrant dans un décor en le bouleversant, en n’offrant aucune accroche tandis que Guido Reni tente de nous détacher absolument du plan vaniteux de notre monde. Donald Judd, lui, nous en décale, nous force au « pas de côté » pour l’observer avec un recul nouveau.
Car c’est là l’enjeu de cet hommage à Georges Bataille, lui qui a su si bien rendre et développer la notion de différence, cette altérité essentielle à reconnaître dans les savoirs pour provoquer la rencontre, la confrontation et, in fine, la naissance de l’idée. Jusqu’au plus profond de soi, Georges Bataille alla chercher cette différence pour la transformer en moteur de désir, jusqu’au plus profond de notre essence Georges Bataille exalta l’altérité pour en finir avec un dogmatisme triomphant, une subjectivité aliénant tout ce qu’elle ne considérait pas identique à elle comme un « objet » à observer à l’aune de son utilité. « C’est l’imprécis qui est la façade de l’âme, alors que la précision est le signe de processus menaçants et hallucinatoires contre lesquels nous nous défendons à l’aide d’une super¬structure de connaissances » est-il écrit dans l’entrée « Rossignol ». Le paradoxe, l’ambiguïté, le doute et l’angoisse sont avec lui les alliés d’une quête infinie et libre, que l’on retrouve avec les expérimentations multiples des œuvres de Louise Bourgeois ou Mary Weatherford notamment.
Alberto Burri, dont Rosso plastica est présenté ici, partage lui explicitement une familiarité avec le Dictionnaire critique, sa démarche ayant toujours été marquée par une quête de la matière pure, une peinture non réductible à sa forme. Un combat que mène Bataille lui-même avec son dictionnaire dans sa fameuse entrée « Informe », en opposition à la tentation du savoir occidental de voir de donner « forme » rationnelle à l’univers. Sa mise en parallèle avec une œuvre méconnue de Louise Bourgeois constitue à coup sûr l’une des réussites de l’exposition, offrant un écrin magnifique à l’image de la sensualité de la matière ressentie par Georges Bataille.
Avec une relative sagesse par rapport à son modèle mais laissant poindre en sourdine des déchirures bien plus profondes qu’il n’y paraît dans l’histoire de la représentation, l’exposition Critical Dictionary se lit avant tout comme un terrain de jeu de l’expérimentation et une tentative d’ouverture d’œuvres somptueuses à la perspective de regards croisés. Face à ces tensions silencieuses, le regard virevolte d’une œuvre l’autre, suivant les lignes, les thématiques, les signes et les couleurs qui dessinent des constellations finalement bien plus complexes que la construction duale qui a présidé à l’élaboration du parcours. Les pleins et les vides, les silhouettes et les ombres dansent avec une liberté rare et se rejoignent, se renversent ou s’accompagnent dans une exposition aussi visuelle que conceptuelle. En abandonnant la rage fabuleuse de Bataille et en choisissant une présentation bien plus retenue, faisant la part belle à l’histoire de l’art, de ses emprunts et de ses mutations, la galerie Gagosian propose au final une exposition de haute tenue qui, loin d’épuiser son sujet, l’ouvre plus globalement à des problématiques futures et n’en assume pas moins un certain rôle de passeur qui, sans s’encombrer de « mots », qui, comme le rappelle le Dictionnaire critique, « sont en général des pétrifications qui provoquent en nous des réactions mécaniques. Ce sont des moyens de puissance suggérés par des personnes rusées ou en état d’ivresse. »
Critical Dictionary privilégie ainsi l’expérience pure, une autre forme d’ivresse, celle-là même qui trouve sa résolution sublime dans la confrontation finale de Dan Flavin et Helen Frankenthaler, dépouillant l’espace de ses qualités premières pour inventer, de par leur force même, une atmosphère où semble rayonner les fulgurances du savoir, de la mystique, de l’hallucination et de l’évidence. La somme infinie, en quelque sorte, de la sensation, sa vérité et ses abîmes d’incompréhension.