Johan Creten — Galerie Perrotin, Matignon
Johan Creten présente à la galerie Perrotin une exposition réjouissante qui combine le temps et traverse les époques, traçant des lignes entre son propre parcours, son expérience quotidienne du monde de l’art et l’histoire.
Johan Creten — How to explain the Sculptures to an Influencer? @ Perrotin Paris Matignon Gallery from January 18 to March 23. Learn more Avec une détermination toujours aussi contagieuse, il use de son médium en virtuose pour prolonger les figures du passé et faire parler la céramique au présent. Une mise en commun et une volonté de partage qu’illustre la phrase d’Aristote en exergue de l’exposition, « l’homme est un animal politique » qui synthétise la nécessité de penser son rapport à la création dans une mise en commun, sur la place publique, d’une activité qui passe pourtant par une retraite au cœur d’une « solitude fertile ». Reflet d’une vie très certainement, celle de l’artiste qui a fondé sa création, depuis son enfance, sur un principe de réunion ; la réunion des imaginaires, mais aussi la reconfiguration de sa propre place au sein de la société.Ce partage est au cœur de ce nouveau projet, dans lequel Johan Creten, à la suite de Beuys qui tentait d’expliquer l’art à un lièvre mort, tente d’expliquer l’art aux influenceurs. Plus espiègle que véritablement critique, on se délecte pourtant de ce parallèle éloquent de justesse et on savoure encore plus l’ironie de voir un artiste prendre à leur propre jeu les réseaux de communication contemporains.
Car avec une efficacité visuelle et une réussite plastique qui retournent la phrase du titre pour expliquer à un influencer comment influencer, la sculpture se fait matériau d’une image qui piège et magnétise le regard. Plus encore, dans sa tridimensionnalité, elle nourrit une variation infinie de déclinaisons possibles autour d’un sujet que chérissent nombre de ces influenceurs, elle-même. Et que le monde de l’art lui-même, pour une grande partie de ses acteurs, tente d’exploiter pour étendre sa propre sphère d’influence. Derrière l’ironie pourtant se dresse une réalité que n’oublie pas l’artiste ; l’influenceur, le spéculateur, le marché même restent des matières humaines qu’il appartient aux artistes, aux penseurs et aux amateurs de convaincre et de sensibiliser.
Sévère mais loin d’être austère, ce monde se déploie sur des tables de travail alignées, rappelant la dimension « pédagogique » du projet. En jouant sur le visuel, la forme et le fond, Johan Creten se renouvelle et offre une proposition extrêmement riche. Posée à la manière d’un « display », le centre névralgique de l’exposition, particulièrement réussi, compile les les figures animales et humaines, les références historiques et les formes esthétiques pour offrir une leçon de sculpture où les pleins et les vides disputent aux techniques sensibles de représentation. Lascifs, abattus ou dignement érigés, les corps de ces divers ordres (insectes, syngnathidés — famille des hippocampes -, mammifères, chimères) posent tout autant qu’ils sont posés. Et, dans ce contexte évoquant les influenceurs sur les réseaux sociaux, attirent tour à tour l’attention au sein d’une forêt de silhouettes, de lignes et de signes. La fiction intrigue, l’origine de ces figures au réalisme arbitraire et aléatoire reste floue de même que leur fonction, entre idoles sacralisées et reproductions stylisées d’un réel qui puise ses références dans une multitude de sections de l’histoire de l’art. Du bas-relief antique à la sculpture monument ornant l’espace public, de la tentative d’explorer l’essence du corps humain par l’allégorie et l’écho, à travers la transparence du socle, de reproductions de pierres enfermant les fossiles qui en auraient émerger.
S’il abandonne le motif de la fleur dans cette exposition, il n’en perd pas moins la séduction vénéneuse d’une création organique dont l’apparence trahit le paradoxe d’une contondance tragique. Derrière leur rugosité, un simple choc anéantirait leur forme et leur fonction. Un paradoxe auquel nous ramène des pièces historiques de l’artiste, disséminées dans cette présentation et qui convoquent à leur tour ce même Beuys, qui en inspira la mise en action. Les performances reliant la pratique de la sculpture à la ville et évoquées ici à travers des images d’époque résonnant étrangement avec les clichés photographiques d’aujourd’hui, témoignages communs d’escapades urbaines que nombre de nos contemporains aiment à partager. Les images montrent l’artiste affublé de son œuvre et déambulant de nuit dans la ville. L’une de ses pièces emblématiques de l’époque d’ailleurs, La Langue, réalisée en 1986, qui garde aujourd’hui cette force paradoxale d’une sensibilité renversée.
Froide, sèche et inamovible quand elle devrait être chaude, souple et humide, elle fait figure de sujet parfait d’une sculpture qui démontre sa capacité à révolutionner le regard. A un doigt de se fracasser comme à un doigt de l’entailler, l’œuvre contient dans sa vulnérabilité la somme de ce que la toucher rendrait possible. En négatif et passant précisément par ce qu’il ne se passe pas tant qu’elle repose à sa place d’exposition, la sculpture de Johan Creten se charge de dimensions qui la dépassent et inscrit notre propre rapport de spectateur à la fragilité de la parole, de la mémoire.
Si elle se maintient dans une profonde inertie, les mots et les idées ne doivent pas moins circuler. En silence donc, Johan Creten promenait cette langue à travers la ville, performait une langue sans mot qui instillait dans l’espace public la question d’un art sensible, d’une mise en perspective de l’histoire dans sa modernité. Ce n’était ainsi, dès ses premiers travaux, pas seulement son monde qu’il exposait mais bien le monde entier, l’autre qui s’exposait face à ces créations qui, participant d’une démarche totale, le questionnaient et mettaient en jeu, en dernier lieu, sa part d’indicible, cette profondeur de la langue emprisonnée dans l’obscurité. Celle-là même qui annule sa fonction quand on l’expose.
Un geste qui se voit donc répété ici avec force ; au-delà de sa propre sculpture, c’est la création qu’il met en jeu en avalisant la part essentielle de son existence, sa monstration, sans s’épuiser dans la justification ou la tentation du verbe. Chez Johan Creten, l’idée passe par le sensible et son envers, l’absence de l’intouchable, la violence par la pesanteur. Rien ne se dit mais tout se donne. Si le secret a ses vertus, si lui-même sait la fertilité de la solitude, la véritable finalité de l’art consiste bien à le heurter à qui ne l’attend pas. À qui le rencontre et, par là, y puise matière à repenser son rapport à une réalité désormais affublée d’une autre vie que la sienne ; la définition même de l’influence par Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray : « Influencer quelqu’un c’est lui donner son âme ».