Kirill Chelushkin
Kirill Chelushkin rentre dans la matière comme on entre au combat, camouflant presque la qualité technique de ses sculptures sous l’effet brut de sa taille, coupant et creusant la matière comme au hachoir. Jouant avec les symboles, il impose la force de son regard sur les révoltes autant que sur l’aveuglement borné des pouvoirs qui dépassent l’homme et l’abandonnent à son triste sort. Si l’on peut se questionner sur l’excès symbolique du bouclier brisé de Mai 68, cachant en son dos une inscription qui ne l’est pas moins, « 14.07 », Chelushkin parvient très rapidement à dépasser la simple allégorie pour frapper de façon inattendue. Car derrière la machinerie répressive, l’homme, autant que le peuple est le grand absent de l’œuvre de l’artiste, ayant cédé sa place au pouvoir. Excepté le demi-dieu Gagarine, pièce emblématique de l’exposition. Au-delà de l’apparente simplicité du propos, l’explosion presque comique (et « Comic ») de son casque, Chelushkin attaque un symbole discret de la manipulation. Elevé au rang de Héros de l’Ordre soviétique sous l’ère Brejnev, le cosmonaute humble et
modeste s’est vu déifié par une société qui en a brisé même l’humanité. Chelushkin propose là une œuvre au symbolisme fort, une cible inattendue (puisqu’elle même victime de cet ordre qu’il dénonce) qui impose un regard, certes « coup de poing », mais non dénué de subtilité. Et cet aspect très frontal n’empêche pas d’admirer la force formelle des sculptures de l’artiste, jouant du plein et du vide, de la présence-absence de la matière. Les blocs de polystyrène sculptés offrent chacun des ouvertures formidables sur les autres œuvres de l’exposition, qui se révèlent en filigrane à mesure que l’on avance. Et, indéniablement, l’accrochage gagne en densité avec les pièces suivantes et particulièrement les compositions finales autour du tsunami, qui atteignent presque l’abstraction en interprétant l’effroyable beauté de la destruction, le silence insupportable de sa forme. Chelushkin touche alors à la formalisation la plus aiguë de son engagement ; en abandonnant l’expression manifeste, il recrée la possibilité d’une dramatique ambiguïté, la manifestation subtile et véritablement problématisée des stigmates de l’horreur, parvenant ainsi à laisser le champ libre à l’interprétation, à l’expérimentation pour une parole manifeste à venir.